La fille du capitaine | Page 4

Alexandre Pouchkine
ton père ni ton grand-père n’étaient des ivrognes. Il n’y a pas à parler de ta mère, elle n’a rien daigné prendre dans sa bouche depuis sa naissance, excepté du kvass[12]. à qui donc la faute? au maudit moussié: il t’a appris de belles choses, ce fils de chien, et c’était bien la peine de faire d’un pa?en ton menin, comme si notre seigneur n’avait pas eu assez de ses propres gens!? J’avais honte; je me retournai et lui dis: ?Va-t’en, Savéliitch, je ne veux pas de thé?. Mais il était difficile de calmer Savéliitch une fois qu’il s’était mis en train de sermonner. ?Vois-tu, vois-tu, Pi?tr Andréitch, ce que c’est que de faire des folies? Tu as mal à la tête, tu ne veux rien prendre. Un homme qui s’enivre n’est bon à rien. Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien un demi-verre d’eau-de-vie, pour te dégriser. Qu’en dis-tu??
Dans ce moment entra un petit gar?on qui m’apportait un billet de la part de Zourine. Je le dépliai et lus ce qui suit:
?Cher Pi?tr Andréitch, fais-moi le plaisir de m’envoyer, par mon gar?on, les cent roubles que tu as perdus hier. J’ai horriblement besoin d’argent.
Ton dévoué,
?Ivan Zourine?
Il n’y avait rien à faire. Je donnai à mon visage une expression d’indifférence, et, m’adressant à Savéliitch, je lui commandai de remettre cent roubles au petit gar?on.
?Comment? pourquoi? me demanda-t-il tout surpris.
-- Je les lui dois, répondis-je aussi froidement que possible.
-- Tu les lui dois? repartit Savéliitch, dont l’étonnement redoublait. Quand donc as-tu eu le temps de contracter une pareille dette? C’est impossible. Fais ce que tu veux, seigneur, mais je ne donnerai pas cet argent.?
Je me dis alors que si, dans ce moment décisif, je ne for?ais pas ce vieillard obstiné à m’obéir, il me serait difficile dans la suite d’échapper à sa tutelle. Lui jetant un regard hautain, je lui dis: ?Je suis ton ma?tre, tu es mon domestique. L’argent est à moi; je l’ai perdu parce que j’ai voulu le perdre. Je te conseille, de ne pas faire l’esprit fort et d’obéir quand on te commande.?
Mes paroles firent une impression si profonde sur Savéliitch, qu’il frappa des mains, et resta muet, immobile. ?Que fais-tu là comme un pieu?? m’écriai-je avec colère. Savéliitch se mit à pleurer. ?? mon père Pi?tr Andréitch, balbutia-t-il d’une voix tremblante, ne me fais pas mourir de douleur. O ma lumière, écoute-moi, moi vieillard; écris à ce brigand que tu n’as fait que plaisanter, que nous n’avons jamais eu tant d’argent. Cent roubles! Dieu de bonté!... Dis-lui que tes parents t’ont sévèrement défendu de jouer autre chose que des noisettes.
-- Te tairas-tu? lui dis-je en l’interrompant avec sévérité; donne l’argent ou je te chasse d’ici à coups de poing.? Savéliitch me regarda avec une profonds expression de douleur, et alla chercher mon argent. J’avais pitié du pauvre vieillard; mais je voulais m’émanciper et prouver que je n’étais pas un enfant. Zourine eut ses cent roubles. Savéliitch s’empressa de me faire quitter la maudite auberge; il entra en m’annon?ant que les chevaux étaient attelés. Je partis de Simbirsk avec une conscience inquiète et des remords silencieux, sans prendre congé de mon ma?tre et sans penser que je dusse le revoir jamais.
CHAPITRE II LE GUIDE
Mes réflexions pendant le voyage n’étaient pas très agréables. D’après la valeur de l’argent à cette époque, ma perte était de quelque importance. Je ne pouvais m’empêcher de convenir avec moi- même que ma conduite à l’auberge de Simbirsk avait été des plus sottes, et je me sentais coupable envers Savéliitch. Tout cela me tourmentait. Le vieillard se tenait assis, dans un silence morne, sur le devant du tra?neau, en détournant la tête et en faisant entendre de loin en loin une toux de mauvaise humeur. J’avais fermement résolu de faire ma paix avec lui; mais je ne savais par où commencer. Enfin je lui dis: ?Voyons, voyons, Savéliitch, finissons-en, faisons la paix. Je reconnais moi-même que je suis fautif. J’ai fait hier des bêtises et je t’ai offensé sans raison. Je te promets d’être plus sage à l’avenir et de le mieux écouter. Voyons, ne te fache plus, faisons la paix.
-- Ah! mon père Piotr Andréitch, me répondit-il avec un profond soupir, je suis faché contre moi-même, c’est moi qui ai tort par tous les bouts. Comment ai-je pu te laisser seul dans l’auberge? Mais que faire? Le diable s’en est mêlé. L’idée m’est venue d’aller voir la femme du diacre qui est ma commère, et voilà, comme dit le proverbe: j’ai quitté la maison et suis tombé dans la prison. Quel malheur! quel malheur! Comment repara?tre aux yeux de mes ma?tres? Que diront-ils quand ils sauront que leur enfant est buveur et joueur??
Pour consoler le pauvre Savéliitch, je lui donnai ma parole qu’à l’avenir je ne disposerais
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