La fille du capitaine | Page 3

Alexandre Pouchkine
de ton habit pendant qu’il est neuf, et de ton honneur pendant qu’il est jeune.? Ma mère, tout en larmes, me recommanda de veiller à ma santé, et à Savéliitch d’avoir bien soin du petit enfant. On me mit sur le corps un court touloup[8] de peau de lièvre, et, par-dessus, une grande pelisse en peau de renard. Je m’assis dans la kibitka avec Savéliitch, et partis -pour ma destination en pleurant amèrement.
J’arrivai dans la nuit à Sirabirsk, où je devais rester vingt- quatre heures pour diverses emplettes confiées à Savéliitch. Je m’étais arrêté dans une auberge, tandis que, dès le matin, Savéliitch avait été courir les boutiques. Ennuyé de regarder par les fenêtres sur une ruelle sale, je me mis à errer par les chambres de l’auberge. J’entrai dans la pièce du billard et j’y trouvai un grand monsieur d’une quarantaine d’années, portant de longues moustaches noires, en robe de chambre, une queue à la main et une pipe à la bouche. Il jouait avec le marqueur, qui buvait un verre d’eau-de-vie s’il gagnait, et, s’il perdait, devait passer sous le billard à quatre pattes. Je me mis à les regarder jouer; plus leurs parties se prolongeaient, et plus les promenades à quatre pattes devenaient fréquentes, si bien qu’enfin le marqueur resta sous le billard. Le monsieur pronon?a sur lui quelques expressions énergiques, en guise d’oraison funèbre, et me proposa de jouer une partie avec lui. Je répondis que je ne savais pas jouer au billard. Cela lui parut sans doute fort étrange. Il me regarda avec une sorte de commisération. Cependant l’entretien s’établit. J’appris qu’il se nommait Ivan Ivanovitch[9] Zourine, qu’il était chef d’escadron dans les hussards ***, qu’il se trouvait alors à Simbirsk pour recevoir des recrues, et qu’il avait pris son g?te à la même auberge que moi. Zourine m’invita à d?ner avec lui, à la soldat, et, comme on dit, de ce que Dieu nous envoie. J’acceptai avec plaisir; nous nous m?mes à table; Zourine buvait beaucoup et m’invitait à boire, en me disant qu’il fallait m’habituer au service. Il me racontait des anecdotes de garnison qui me faisaient rire à me tenir les c?tes, et nous nous levames de table devenus amis intimes. Alors il me proposa de m’apprendre à jouer au billard. ?C’est, dit-il, indispensable pour des soldats comme nous. Je suppose, par exemple, qu’on arrive dans une petite bourgade; que veux-tu qu’on y fasse? On ne peut pas toujours rosser les juifs. Il faut bien, en définitive, aller à l’auberge et jouer au billard, et pour jouer il faut savoir jouer.? Ces raisons me convainquirent complètement, et je me mis à prendre ma le?on avec beaucoup d’ardeur. Zourine m’encourageait à haute voix; il s’étonnait de mes progrès rapides, et, après quelques le?ons, il me proposa de jouer de l’argent, ne f?t-ce qu’une groch (2 kopeks), non pour le gain, mais pour ne pas jouer pour rien, ce qui était, d’après lui, une fort mauvaise habitude. J’y consentis, et Zourine fit apporter du punch; puis il me conseilla d’en go?ter, répétant toujours qu’il fallait m’habituer au service. ?Car, ajouta-t-il, quel service est-ce qu’un service sans punch?? Je suivis son conseil. Nous continuames à jouer, et plus je go?tais de mon verre, plus je devenais hardi. Je faisais voler les billes par-dessus les bandes, je me fachais, je disais des impertinences au marqueur qui comptait les points, Dieu sait comment; j’élevais l’enjeu, enfin je me conduisais comme un petit gar?on qui vient de prendre la clef des champs. De cette fa?on, le temps passa très vite. Enfin Zourine jeta un regard sur l’horloge, posa sa queue et me déclara que j’avais perdu cent roubles[10]. Cela me rendit fort confus; mon argent se trouvait dans les mains de Savéliitch. Je commen?ais à marmotter des excuses quand Zourine me dit ?Mais, mon Dieu, ne t’inquiète pas; je puis attendre?.
Nous soupames. Zourine ne cessait de me verser à boire, disant toujours qu’il fallait m’habituer au service. En me levant de table, je me tenais à peine sur mes jambes. Zourine me conduisit à ma chambre.
Savéliitch arriva sur ces entrefaites. Il poussa un cri quand il aper?ut les indices irrécusables de mon zèle pour le service.
?Que t’est-il arrivé? me dit-il d’une voix lamentable. Où t’es-tu rempli comme un sac? ? mon Dieu! jamais un pareil malheur n’était encore arrivé.
-- Tais-toi, vieux hibou, lui répondis-je en bégayant; je suis s?r que tu es ivre. Va dormir, ... mais, avant, couche-moi.?
Le lendemain, je m’éveillai avec un grand mal de tète. Je me rappelais confusément les événements de la veille. Mes méditations furent interrompues par Savéliitch, qui entrait dans ma chambre avec une tasse de thé. ?Tu commences de bonne heure à t’en donner, Pi?tr Andréitch[11], me dit-il en branlant la tête. Eh! de qui tiens-tu? Il me semble que ni
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