La fille des indiens rouges | Page 9

Émile Chevalier
qu'il tenait à la main, comme un baton, y pla?a une flèche et la décocha à la vache marine.
Touchée au coeur, elle expira presque immédiatement.
Sa mort fut signalée par un redoublement de clameurs.
Cependant, les sauvages avaient découvert l'homme blanc, et ils s'étaient arrêtés, ne sachant s'ils devaient avancer ou reculer.
La délibération fut courte.
Ils étaient en nombre: plus que suffisant pour avoir peu du chose à craindre de cet étranger.
Celui d'entre eux, qui avait achevé le morse, fit quatre ou cinq pas vers Dubreuil, et, par des signes, l'invita à les joindre.
Il n'y avait pas à hésiter. Le capitaine se rendit à l'invitation.
S'étant approché, il remarqua, tout d'abord, que c'étaient des hommes comme lui, mais un peu moins grands, un peu plus trapus et couverts, de peaux de bête. Ils portaient des arcs, des flèches, des lances, des harpons, le tout paraissant fait avec de la corne ou des fanons de baleine.
L'un de ces indigènes,--une femme probablement,--avait, derrière le cou, un capuchon dans lequel s'agitait un enfant en bas age.
Ils répétaient fréquemment le mot:
--Uskimé! Uskimé!
Leur langue était d'une douceur particulière, quoique gutturale.
Si Dubreuil était étonné, de la rencontre, ils ne l'étaient pas moins. Timides au début, ils s'enhardirent promptement et se mirent à palper le capitaine, comme s'il e?t été un objet curieux dont ils ignoraient le mécanisme ou la structure. Cependant leurs intentions ne semblaient pas mal veillantes.
Observant que les boutons de cuivre de son habit faisaient principalement leur admiration, Guillaume arracha six de ces boutons et les distribua à la bande, dont la joie se manifesta par des vociférations, des transports inimaginables.
--Angekkok! Angekkok (sorcier! sorcier!) criaient-ils sur tous les tons, en dansant autour du marin, qui, s'il ne comprenait pas la signification de ce terme, devinait néanmoins qu'il s'appliquait à un être ou une chose tenue en profond respect par ces gens.
Mais ces témoignages d'amitié et de vénération ne rassasiaient pas Dubreuil. Portant les doigts à sa bouche, il leur fit entendre qu'il avait faim. Toute la troupe se précipita sur le cadavre du morse et le dépe?a avec rapidité.
Le sang, l'huile et la graisse coulèrent à torrents. La langue de l'animal fut solennellement offerte au capitaine. Comme elle était crue, il exprima par gestes le désir d'avoir du feu.
Ce désir excita la surprise et les rires des sauvages. Et, pour montrer qu'ils n'en avaient pas ou s'en passaient volontiers, ils s'accroupirent devant les débris de la vache marine et commencèrent à les dévorer, tout pantelants, avec une prodigieuse gloutonnerie, après avoir enlevé le masque de fourrure qui leur cachait le visage.
Ils ne machaient pas, ils engloutissaient les morceaux. Que dis-je? empoignant à deux mains un quartier de viande pesant cinq ou six livres, ils le portaient à leur bouche et semblaient l'avaler par aspiration. L'opération ne leur demandait pas plus de quelques minutes, et, dès qu'un quartier avait ainsi disparu, un autre reprenait sa place.
Quel que f?t son appétit, Dubreuil ne pouvait se résigner à manger la langue qu'on lui avait donnée. Son coeur se soulevait dès qu'il l'approchait de ses lèvres.
La femme qui accompagnait les Indiens et qui se repaissait à l'écart, s'en aper?ut. Lachant d'une main un cuissot auquel elle était énergiquement attelée, mais le retenant avec les dents, elle tira de dessous son vêtement un poisson fumé, et le présenta à l'étranger.
Le poisson n'était guère plus rago?tant que la langue; mais, ventre affamé...
Dubreuil ferma les yeux, pour ne point voir la trace sanglante dont les doigts de la charitable dame avaient marqué le cadeau, et il accorda enfin satisfaction à son estomac, en dépit des éloquentes protestations de son palais.
Leur repas fini, les sauvages se partagèrent la carcasse du morse; chacun chargea sur son dos la portion qui lui revenait et ils engagèrent le capitaine à les suivre. Guillaume y consentit volontiers. Mais, avant de s'éloigner, il voulut s'assurer que son canot était solidement amarré au rivage.
C'est pourquoi, en indiquant qu'il allait les rejoindre, il se prit à descendre rapidement les degrés qui menaient au bas de la falaise.
Arrivé au pied, Dubreuil entra dans l'embarcation pour ferler la voile et abattre le mat.
Il y était à peine, qu'un bruit assourdissant, comme la décharge de cent pièces d'artillerie, ébranle l'air, le sol et les ondes. De toutes parts des échos répercutent longuement ce son formidable, et l'un des promontoires de glace qui dominaient le canot de Dubreuil, s'effondre dans l'Océan, au milieu d'un déluge d'eau et d'un tourbillon de neige et de glace pulvérisée.

III
LE GRO?NLAND
Comment, enveloppé et entra?né par le cataclysme, Guillaume Dubreuil ne fut pas haché en morceaux, comment il ne, périt pas au fond des ondes, et comment il se trouva subitement transporté de son canot sur un gla?on à l'entrée du goulet, telles sont les questions que, souvent depuis, le capitaine se posa sans les pouvoir résoudre d'une fa?on satisfaisante. N'étant pas mieux
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