La fiancée du rebelle | Page 8

Joseph Marmette
velouté des joues apparaissaient les teintes les plus délicieusement carminées qui se soient jamais rencontrées sous le délicat pinceau d'Isabée. Enfin, par la ténuité de la taille, et la petitesse de la main et du pied, elle aurait pu être Andalouse et comtesse comme la belle Juana d'Orvado, rêve de po?te entrevu par Musset dans la plus fra?che inspiration de ses vingt ans. Quand l'oeil, charmé des exquises perfections de cette enfant, se portait ensuite sur la figure si peu séduisante du père, on se demandait comment, d'un aussi disgracieux personnage pouvait être issu un être aussi ravissant.
Il y avait donc nombreuse réunion chez M. Cognard qui, pour le moment, était absent de chez lui et occupé à faire sa cour au général Carleton. Il avait pensé, non sans raison, que cela le poserait bien aux yeux du gouverneur d'aller lui offrir ses hommages aussit?t après son arrivée.
Au moment où le capitaine James Evil entra dans la grand'chambre, on y dansait joyeusement au son du violon. L'arrivée de l'officier causa la sensation qu'un habit galonné d'or ne manque jamais de produire dans un cercle où figurent des femmes. Toutes les dames, même la sèche compagne de M. Cognard, lui lancèrent leurs plus provoquante oeillades, excepté pourtant Alice qui causait dans un coin avec le jeune homme que nous avons remarqué à l'évêché, et parut retenir avec peine un mouvement d'impatience à la vue du capitaine anglais.
Celui-ci s'en alla présenter ses saluts, assez froids, à la ma?tresse de la maison, salua les assistants d'un signe de tête, et se rapprocha d'Alice sans regarder celui qui était avec elle.
Ce dernier, dont il est temps de dire le nom, s'appelait Marc Evrard. Il dirigeait dans la rue Sous-le-Fort, une maison de commerce dont les fonds appartenaient en partie à un riche marchand canadien de Montréal, M. Fran?ois Cazeau, qui joua un r?le lors de l'invasion de 1775 et se compromit beaucoup pour aider les insurgent:
Marc Evrard--vous expliquerons bient?t la nature de ses relations avec Fran?ois Cazeau, paraissait depuis plusieurs mois faire la cour à Mademoiselle Alice Cognard et passait dans le monde pour lui être fiancé.
On disait aussi que le capitaine Evil recherchait Alice, mais ne paraissait pas lui plaire outre mesure. Toutes ces conjectures étaient fondées. Car il y a toujours eu, de par le monde, de ces vieilles femmes; mariées ou non; dont l'occupation unique est d'épier les jeunes gens et de surprendre, dans leurs regards ou leur attitude, le secret de leur amour. Quelle ardeur inquiète pousse donc ces pions femelles, bêtes noires des amoureux, à scruter ainsi ces jeunes coeurs, à deviner en eux les élans comprimés d'une passion généreuse? Est-ce, pour les dames sur l'age du retour, par suite d'un regret de leurs amours éteintes et de leurs illusions fanées comme leurs charmes, et, chez les filles trop majeures, par cause d'un désir d'affection toujours déplorablement dé?u? Je laisse aux moralistes ou aux intéressés à préciser le fait.
James Evil avait donc brusquement interrompu le tête-à-tête d'Alice et de Marc Evrard.
--Mademoiselle, dit-il dans un assez bon fran?ais qu'il avait appris en France même où il avait voyagé après la guerre de Sept ans, Mademoiselle me fera-t-elle l'honneur de sa compagnie à la prochaine danse?
--J'en suis bien fachée, répondit Alice, mais monsieur Evrard que voici et que vous n'avez pas semblé apercevoir, m'en a prié avant vous.
--Oh! pardonnez moi, mais vous êtes-vous engagée pour l'autre danse aussi?
--Oui, monsieur.
--Toujours avec M. Evrard?
--Oui, monsieur, répondit Alice en rougissant un peu, mais enchantée au fond de faire cette malice à l'officier qu'elle détestait.
--Oh! oh c'est bien! répondit Evil qui lan?a un regard haineux à Marc et pirouetta sur ses talons en se dirigeant vers un groupe de femmes auxquelles il demanda de vouloir bien organiser une contredanse. Ce genre de danse n'était encore que peu ou point connu au Canada où elle fut apportée par les conquérants. La contredanse (country-danse) étant une innovation anglaise, James Evil avait un secret plaisir à l'imposer à une société canadienne, sachant bien que les invités de M. Cognard étaient presque tous gens à se plier aux caprices d'un officier de l'armée britannique.
Marc et Alice furent forcés de figurer dans la contredanse que James Evil dut diriger du commencement à la fin.
Quand la danse fut terminée, Marc dit à Alice qu'il ramenait sa place: --Je crois que vous avez un peu durement re?u ce pauvre capitaine.
Marc, en parlant ainsi, n'était point sincère; au contraire il était enchanté, d'avoir vu humilier devant lui cet arrogant officier.
--Vous pensez, dit Alice en glissant un malin regard entre ses longs cils. Bah! tant pis pour lui! S'il vous avait salué encore, je ne dis pas. Pour lui prouver que j'aime autant danser avec vous que je le déteste lui-même, et pour faire pièce, à sa vilaine danse anglaise, venez exécuter un pas
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