La femme du mort, Tome I | Page 3

Alexis Bouvier
me parlez de mon honneur, de mon avenir, ce sont bien les mots.
--Oui, monsieur, vous en jugerez tout à l'heure.
--Avant, madame, pour avoir dans vos paroles la confiance qu'elles méritent, puis-je savoir à qui j'ai l'honneur de parler?
--Monsieur, mon nom ne vous servirait à rien, vous ne me connaissez pas.
--Permettez-moi de vous dire encore, madame, que je vous prierai au moins de relever votre voile, le mystère dont vous vous entourez m'embarrasse.
La dame resta muette un instant, puis tout à coup, comme si elle prenait un violent parti, elle dit:
--J'ai la certitude que vous ne mettrez pas en doute ce que je vous dirai, ce que je vous prouverai; au reste, je saurai ainsi s'il a parlé de moi chez vous. Monsieur, je me nomme Madeleine de Soizé.
Et, arrachant vivement son voile, elle ajouta en regardant fixement le jeune homme:
--Vous voyez, monsieur, que vous ne me connaissez pas.
--Excusez-moi, je vous en prie, madame; mais, en réclamant ma discrétion, vous trouverez juste que j'aie désiré savoir à qui je la devais. Je vous écoute.
A son tour, Davenne prit un siège et s'assit.
La femme qui se présentait d'une si singulière fa?on était absolument belle, elle paraissait agée de vingt à vingt-deux ans.
Assez grande, gracieusement élancée, la taille souple, lorsque le chale de dentelle qui lui couvrait le visage et les épaules tomba à ses pieds, elle se révéla comme une beauté.
Elle était blonde, de ce blond marron si chaud de ton sous l'éclat des lumières, ses yeux brun vert semblaient noirs sous les longs cils qui leur jetaient leur ombre, sa bouche sévère à cette heure appelait le sourire entre deux fossettes ravissantes, son nez était fin et pur de lignes, ses sourcils étaient bruns, ses oreilles roses, son cou blanc et long était traversé de ce pli charmant qu'on nomme collier de déesse.
Bien faite, élégante dans une robe simple, on sentait à son air, on voyait dans sa mise, on lisait sur son visage une nature distinguée qu'un grave motif for?ait à rompre un instant avec ce qu'elle devait toujours être.
Pierre Davenne en subit l'impression, car c'est confus et respectueux qu'il dit:
--Madame, je vous écoute.
--Vous allez, monsieur, juger d'un mot la gravité de l'entretien que je vous demande; j'ai écrit la lettre que vous avez re?ue ce matin lorsque j'ai été décidée à me tuer.
--Ah! mon Dieu, que me dites-vous là?
--La vérité simple. Je suis, monsieur, l'unique enfant d'une famille honnête, portant un nom jusqu'à ce jour respecté; adorée par un vieillard, mon père, qui me tuera, si je n'ai le courage de le faire, lorsqu'il saura la vérité. Un jeune homme, ami de ma famille, un officier, un ami d'enfance, par cela plus familier avec moi, a abusé de la confiance que j'avais en lui... épargnez-moi, monsieur, des explications que vous comprenez. Je fus victime, puis je fus amante; c'est du crime que l'amour naquit. Sur ses promesses, je m'abandonnai, certaine que celui auquel j'avais pardonné en l'aimant me rendrait l'honneur qu'il m'avait volé en me faisant son épouse. Le jour où je sentis que la faute ne pouvait plus se cacher, j'allai réclamer de lui la promesse sainte et sacrée avec laquelle il avait acheté mon silence après le crime. Ce jour-là, monsieur, ce jour-là je connus l'homme. Froid, dédaigneux, méprisant même, las de l'amour éteint, il sourit et me dit: ?Ma chère enfant, le mariage n'est la consécration de l'amour ?que dans les livres que tu as tort de lire! Le mariage ?est l'assemblage de deux situations commerciales, ou ?l'augmentation d'une fortune! Ma chère Madeleine, ?tu es pauvre et tu ne voudrais pas augmenter mon ?malheur du tien!? En entendant ces mots, dont je ne puis vous rendre le ton, il me sembla qu'on m'écrasait; je sentis mes forces m'abandonner et je tombai à ses pieds... J'oubliais de vous dire que lache et souriante, comme pour parler de bonheur, je m'étais mise à genoux et que je tenais une de ses mains... Il me retint. Quand je revins à moi, on m'avait ramenée chez nous; on avait raconté à mon père que cette défaillance m'avait prise dans mon magasin, car monsieur, c'est vrai, je suis pauvre, je suis première demoiselle dans un magasin. Mon père pleurait.?
Les yeux de la jeune fille s'emplissaient de larmes; mais, faisant un effort et comme honteuse de sa faiblesse, elle essuya vivement ses paupières. Pierre Davenne restait confondu; il se demandait quelle était la raison qui poussait cette inconnue à lui faire semblable confidence, et, songeant à ce que disait la lettre, il cherchait vainement comment, dans cette affaire, son honneur et son avenir se trouvaient en jeu.
Mais, profondément ému par l'accent sincère, par l'honnêteté voulue de son langage, il lui dit doucement:
--Madame, plein de compassion, je suis prêt...
--Monsieur, je ne viens pas vous implorer, fit avec hauteur Madeleine de Soizé; vous vous
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