La femme du mort, Tome I | Page 6

Alexis Bouvier
cheveux d'or aux cheveux noirs de la mère, la petite Jeanne dont la
bouche entr'ouverte montrait ses petites quenottes blanches... et cela
dans un flot de dentelles chiffonnées et sous les grands rideaux jaunes
de l'alcôve... C'était un merveilleux spectacle.
Pierre Davenne jeta un cri terrible en voyant son enfant dont la petite
tête rose protégeait la mère; il avait tué sa fille!
Au même instant il se sentit terrassé, puis enlevé.
Un coup de tonnerre effroyable résonna.
Pierre Davenne, fou, éperdu, se trouvait à la porte de la chambre; il
entendit crier l'enfant... puis la mère, réveillées toutes les deux par le
coup de foudre.
Perdant connaissance en entendant la voix de Jeanne, il dit:
--Seigneur! merci... je ne l'ai pas tuée...
Et des larmes abondantes coulèrent de ses yeux, des sanglots
hoquetèrent dans sa gorge.
--Grâce à moi!... Je suis arrivé à temps pour lever l'arme... et vous
enlever. Bon! voilà qu'il s'affale... C'est pas tout ça, faut l'enlever et
qu'on ne se doute de rien là dedans... Elles ont eu peur et elles se lèvent.
Et Simon, prenant son lieutenant dans ses bras, l'enleva et le porta dans
sa chambre qui se trouvait en face de celle de sa femme;--il ferma
doucement la porte et coucha son maître toujours évanoui.

II

OU SIMON SE PROMET DE NE SE MARIER JAMAIS.
Le matelot, en apportant la carte de Madeleine à son maître, entrait
dans le vestibule, lorsque celui-ci, le pistolet à la main, le traversait. Se
précipitant derrière lui, il vit l'arme, il entendit les cris inarticulés que
poussait le malheureux; il s'élança sur ses pas et arriva assez à temps
pour lever l'arme au moment juste où le coup partait. Il avait aussitôt
saisi Pierre, l'avait entraîné hors de la chambre.
Et Geneviève, en se réveillant effrayée par le coup de tonnerre, ne vit
rien du danger auquel elle venait d'échapper.
Quand Simon Rivet eut étendu son maître sur son lit, il alluma la lampe,
et, afin de n'éveiller personne, il ôta ses chaussures; il retira ensuite le
pistolet que Pierre tenait encore dans sa main crispée et le cacha. Puis,
s'occupant de son maître, comme un père soignerait son enfant, il
détacha son col, mouilla ses tempes, essaya de lui glisser dans la
bouche un peu de rhum; quand il vit qu'il commençait à respirer plus
facilement, que ses yeux s'entr'ouvraient, il dit, pour que l'idée de ce qui
s'était passé ne lui revînt pas aussitôt:
--Quel chien de temps! On étouffe, quoi! Tout le monde est malade par
des temps comme ça. Espère espère! ça revient.
Le tonnerre ne grondait plus et l'orage paraissait s'éloigner. Simon
entre-bâilla la fenêtre, et quand l'air fraîchi par la pluie entra dans la
chambre, Pierre dit:
--Ouvre la fenêtre toute grande, cela me fait du bien... Viens ici, Simon.
--Présent, lieutenant.
--Que s'est-il passé?
--Rien du tout; reposez-vous donc.
--Réponds-moi, je me souviens de tout. Quand je me suis évanoui, que
s'est-il passé? Et Jeanne?

--Mlle Jeanne? Elle dort. Il n'y a pas de mal. Écoutez.
Et le matelot lui raconta comment il l'avait suivi et tout ce que nous
avons vu.
Pierre serra la main de son matelot et lui dit avec émotion:
--Mon vieux Simon, tu es le protecteur de la famille; tu m'as deux fois
sauvé la vie, et aujourd'hui je te dois la vie de mon enfant.
--Allons, parlons pas de ça, monsieur Pierre.
Pierre se leva et alla se placer à la fenêtre: il était sombre; le matelot le
suivait des yeux et grognait tout bas:
--Qu'est-ce que cette gourgandine-là est venue faire ici? C'est à cause
d'elle qu'il a eu cet accès de fièvre chaude.
Car Simon attribuait à un accès de folie l'épouvantable scène dont il
avait empêché le terrible dénouement.
Simon Rivet, le matelot de Pierre Davenne, avait passé la quarantaine;
c'était un grand gaillard, long comme un mât et maigre comme une
arête; il avait les cheveux rares, mais bruns, les yeux bruns, les favoris
bruns qui formaient le collier, la peau brune, les lèvres rouges et
épaisses, la bouche immense; les dents étaient brunes aussi, les narines
toujours ouvertes; ses oreilles plates et sans ourlet étaient ornées de
deux anneaux d'or, grands comme des bracelets; il avait au-dessus des
yeux deux touffes de poils fauves qui ressemblaient à une brosse à
dents; ses sourcils et l'ensemble de tout ça était gai. Quand il faisait
risette à la petite Jeanne, celle-ci se tordait de rire. Quand sa petite
maîtresse s'avisait de tirer sur ses boucles d'oreilles, il riait comme un
fou.
Quoique habillé en civil, il avait toujours l'allure du matelot; son
pantalon étroit au genou faisait le pied d'éléphant sur la chaussure. Il
portait en ceinture un vieux châle à ramage, et sa chemise à col lâche
tombait sans empois
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