yeux de la jeune fille s'emplissaient de larmes; mais, faisant un
effort et comme honteuse de sa faiblesse, elle essuya vivement ses
paupières. Pierre Davenne restait confondu; il se demandait quelle était
la raison qui poussait cette inconnue à lui faire semblable confidence, et,
songeant à ce que disait la lettre, il cherchait vainement comment, dans
cette affaire, son honneur et son avenir se trouvaient en jeu.
Mais, profondément ému par l'accent sincère, par l'honnêteté voulue de
son langage, il lui dit doucement:
--Madame, plein de compassion, je suis prêt...
--Monsieur, je ne viens pas vous implorer, fit avec hauteur Madeleine
de Soizé; vous vous méprenez...
Fronçant le sourcil, Pierre regarda son interlocutrice, se demandant
cette fois si ce n'était pas une folle qu'il avait devant lui, et s'il n'avait
pas été bien imprudent d'accorder aussi facilement un entretien à
pareille heure à une personne qu'il ne connaissait pas et dont le langage
étrange répondait si peu à l'allure et à la mise; i1 dit poliment et
froidement:
--Madame, pardonnez-moi, vous m'avez mal compris; je voulais vous
demander en quoi votre douloureuse histoire m'intéressait?
--Monsieur, vous connaissez le misérable dont je parle.
--Moi, je connais...
Et du même ton singulier avec lequel elle avait dit son nom,
interrompant Davenne, elle dit:
--Je suis la maîtresse, c'est le mot dont on se sert, ajouta-t-elle
sardoniquement, je suis la maîtresse de M. Fernand Séglin.
--Ah! mon Dieu, mademoiselle! Et vous voulez de moi? fit vivement
Pierre, cette fois véritablement ému et désagréablement surpris, tant sa
pensée était loin de son ami.
Madeleine de Soizé lui dit avec le plus grand calme:
--Ce que je veux, vous le saurez, malheureusement pour vous tout à
l'heure; mais permettez-moi d'achever.
Le jeune homme s'accouda sur le guéridon, obéissant à la jeune fille, et
il écouta:
Au dehors, les grondements sourds du tonnerre se faisaient entendre, le
vent mugissait dans les grands arbres du jardin et du parc voisin, et
parfois les éclairs, projetant leurs lueurs, inondaient de leur fantastique
lumière les armes étranges des panoplies du salon; on entendait frapper
sur les vitres les larges gouttes par lesquelles commencent les pluies
d'orage. Madeleine de Soizé, sourde à la tempête du dehors, continua:
--Lorsque je pensais à ce qui s'était passé chez Fernand, mon être tout
entier se révoltait; puis le calme revint, et alors, me souvenant de tout
ce qu'il m'avait dit, n'ayant qu'à fermer les yeux pour entendre encore
l'accent sincère avec lequel il jurait que je serais sa femme, me
rappelant l'heure fatale où je fus sa victime, le voyant en larmes,
suppliant à mes genoux, implorant à la fois mon pardon et mon silence,
me jurant sur les siens de racheter sa faute si je voulais pardonner et
aimer, je me dis qu'il était impossible que ce fût le même homme dont
je venais de subir l'ingrat et dédaigneux outrage.... Fernand m'aimait...
et mon miroir me disait que je n'étais pas indigne d'inspirer cet amour...
Amour puissant, puisque pour le satisfaire il n'avait pas reculé devant
une lâcheté, une infamie, un crime... Je me dis que ce n'était pas à
l'heure où cet amour était partagé, que cet homme pouvait changer
ainsi... Je voulus le revoir, lui parler, marchant sur ma dignité... mettant
l'amour au-dessus de toute fierté... Il me refusa sa porte... J'insistai... il
me fit chasser... Oui, monsieur, chasser comme la dernière des
créatures... Tenez, monsieur, en évoquant ce souvenir, excusez-moi... le
rouge me monte au front, et les larmes coulent malgré moi de mes
yeux...
--Remettez-vous, mademoiselle... dit Pierre, se levant pour cacher son
émotion. Il alla fermer les rideaux, car l'orage se déchaînait avec
violence et les éclairs à chaque minute donnaient à la jeune fille des
crispations nerveuses.
L'ancien lieutenant avait le coeur serré comme dans un étau, ces
confidences le gênaient; il avait hâte d'être arrivé à la conclusion et en
même temps un secret pressentiment la lui faisait redouter.
Madeleine, ayant dominé son émotion, reprit:
--Enfin, monsieur, abreuvée de toutes les hontes, altérée de vengeance,
dévorée de jalousie... je voulus savoir si la cause de mon malheur ne
venait pas d'une autre femme, si l'amour ancien n'était pas effacé par un
amour nouveau... Je m'informai, j'appris que deux fois par semaine le
matin une jeune femme venait chez lui!... Cette femme prenait toutes
les précautions pour n'être pas reconnue... A sa tournure, à sa mise, à
son élégance distinguée, on reconnaissait une femme du monde... Vous
jugez le coup terrible que me porta cette révélation... J'avais une rivale,
une rivale préférée... Une autre avait ces baisers qui m'avaient
déshonorée et que je mendiais vainement aujourd'hui... Oh! quelles
nuits j'ai passées! Eh bien, vous allez juger de ma faiblesse... de ma
lâcheté, devrais-je dire... Je me dis à moi-même que cet amour-là n'était
qu'un amour banal, passager, que l'élégance
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