La fées des grèves | Page 4

Paul H. C. Féval
entier, resplendissant de
la base au faîte, sous l'or ruisselant du soleil de juin.
Vous eussiez dit qu'il était bercé mollement dans son lit de nuées, cet
édifice unique au monde! et quand la brume s'agitait, baissant son
niveau sous la pression d'un souffle de brise, vous eussiez dit que le
colosse, grandi tout à coup, allait toucher du front la voûte bleue:
La ville de Saint-Michel, collée au roc et surmontant le mur d'enceinte,
la plate-forme dominant la ville, la muraille du château couronnant la
plate-forme, le château hardiment lancé par-dessus la muraille, l'église
perchée sur le château, et sur l'église l'audacieux campanile égaré dans
le ciel!

Mais il est des instants où l'oeil s'arrête avec indifférence sur la plus
splendide de toutes les féeries. On ne voit pas, parce que l'esprit est
ailleurs.
Le cortège qui accompagnait François de Bretagne au monastère
descendait la montagne lentement. Chacun était silencieux et morne.
Ces mots bizarres, prononcés par le grigou, coiffé de lambeaux: «Duc,
que Dieu t'oublie!» étaient dans la mémoire de tous.
Et tous remarquaient l'absence de Monsieur Hue de Maurever, écuyer
du prince défunt, absence qui était d'autant plus inexplicable que les
domaines de Maurever se trouvaient dans le voisinage immédiat de
Pontorson, à quelques lieues d'Avranches.
Or, en ce monde, il y a presque toujours une clef pour les choses
inexplicables.
Quand il s'agit de criminels ordinaires, cette clef se dépose sur la table
d'un greffe. Des juges s'assemblent. On pend un homme.
Quand il s'agit des puissants de la terre, personne n'ose toucher à cette
clef, et le mot de l'énigme reste enfoui dans les consciences.
Si l'escorte du duc François se taisait, ce n'était pas qu'on n'y eût rien à
se dire. C'est que nul n'osait ouvrir la bouche sur le sujet qui occupait
tous les esprits.
Une partie de la foule avait suivi le cortège; la foule n'avait pas pour se
taire les mêmes raisons que les hommes d'armes.
Et Dieu sait qu'elle s'occupait du riche duc pour son argent!
Il y en avait, dans la foule, qui prononçaient le mot _sacrilège_ en
parlant de ce somptueux pèlerinage.
À l'entrée de la grève, douze guides prirent les devants pour sonder les
lises et reconnaître les cours d'eau.

Le brouillard s'éclaircissait. Un coup de vent balaya les sables.
La cavalcade prit le trot, comme cela se fait sur les tangues, où la
rapidité de la marche diminue toujours le danger.
Aubry de Kergariou et l'homme à la cotte d'hermine, qui se nommait
Méloir, tenaient toujours la tête de la procession.
--...Si mon frère me gênait, dit Méloir, continuant une conversation à
voix basse, mon frère serait mon ennemi. Et mes ennemis, je les tue. Le
duc a bien fait!
--Tais-toi, cousin, tais-toi! murmura Aubry scandalisé.
Les chevaux, lourdement équipés, hésitaient sur les sables mouvants de
la Sée. Les guides crièrent:
--Au galop! messeigneurs! La cavalcade se lança et franchit l'obstacle.
Méloir était toujours aux côtés d'Aubry de Kergariou.
--Moi, dit-il, j'ai le double de ton âge, mon cousin. On me traite
toujours en jouvenceau, parce que j'aime trop les dés et le vin de
Guienne. Mais demain mes cheveux vont grisonner; je suis sage.
Écoute: pour la dame de mes pensées, je ferais tout, excepté trahir mon
seigneur, voilà ma morale!
--Elle est donc bien belle, ta dame, mon cousin Méloir? demanda
Aubry avec distraction.
Les yeux du porte-étendard brillèrent sous la visière de son casque.
--C'est la plus belle! répliqua-t-il avec emphase. C'était un homme de
haute taille et de robuste apparence, qui portait comme il faut sa
pesante armure. Sa figure eût été belle sans l'expression de brutale
effronterie qui déparait son regard. Du reste, il se faisait tort à lui-même
en disant qu'il commencerait à grisonner demain, car sa chevelure
abondante et bouclée s'échappait de son casque en mèches plus noires
que le jais.

Il pouvait avoir trente-cinq ans.
Aubry atteignait sa vingtième année.
Aubry était grand, et l'étroite cotte de mailles qui sonnait sur ses reins
n'ôtait rien à la gracieuse souplesse de sa taille. Ses cheveux châtains,
soyeux et doux tombaient en boucles molles sur ses épaules. Sa
moustache naissait à peine, et la rude atmosphère des camps n'avait pas
encore hâlé sa joue. Aubry était beau. Il avait le coeur d'un chevalier.
Méloir avait un père normand et une mère bretonne, Méloir ne valait
pas beaucoup moins que le commun des hommes d'armes. La lance
était légère comme une plume dans sa main. Quant à la chevalerie, ma
foi! Méloir ne s'en souciait pas plus que d'un gobelet vide.
Nous disons un gobelet d'étain. Il était brave parce que ses muscles
étaient forts, et fidèle parce que son maître était puissant. En
prononçant ces mots: _C'est la plus belle,_ Méloir s'était retourné
involontairement et son regard avait cherché dans la cavalcade le
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