La deux fois morte | Page 9

Jules Lermina
que le
bon serviteur, de par l'intérêt qu'il portait à ses maîtres, les avait vus
sous des couleurs quelque peu fantastiques. Il n'y avait là que des faits
douloureux, mais parfaitement naturels: peut-être la passion de Paul
n'avait-elle pas été assez ménagère des forces de la pauvrette.
Le positif, c'est qu'elle était morte, et je m'irritais involontairement de la
prolixité du bonhomme, alambiquant des incidents trop explicables.
--Enfin, repris-je, avec une impatience mal contenue, la pauvre Virginie
déclina de plus en plus, et Paul eut la douleur de la perdre. Je ne doute
pas de l'intensité de son désespoir...
--Pendant le premier mois, Monsieur, il fut comme assommé: il passait

ses journées immobile, étendu, les yeux fermés, pâle comme la morte
qu'on avait emportée...
--Et cet état s'est compliqué d'une prostration toujours plus grande, si
bien qu'aujourd'hui...
--Mais non, mais non! s'écria Jean en essayant de m'imposer silence
avec de grands gestes, Monsieur ne me laisse pas parler, évidemment il
croit que je veux lui en imposer. Vous supposez que M. Paul est triste,
désespéré, et que c'est pour ça qu'il ne veut recevoir personne. Vous
vous trompez du tout au tout. M. Paul n'est pas triste, il n'est pas
malade, c'est tout autre chose...
--Mais encore, explique-toi donc!
--Environ un mois après la mort de madame, comme j'entrais un matin
dans la chambre de monsieur, je fus tout surpris de voir qu'il ne s'était
pas couché. Le plus étonnant de tout, c'est ceci, oui, il souriait pour la
première fois depuis de longs jours. Il mangea beaucoup, avec un
appétit que je ne lui connaissais plus, il but même à mon avis plus que
de raison. Puis, à la fin du repas, il tomba dans un sommeil si profond,
si rapide surtout, que je le laissai étendu sur le canapé et me retirai
discrètement. Plusieurs fois dans la journée, je montai pour m'assurer
qu'il n'avait besoin de rien; il dormit ainsi jusqu'au soir. Enfin il
s'éveilla et je lui conseillai de se mettre au lit. J'admettais fort bien que
le désespoir l'eût brisé au point de lui imposer un repos de vingt-quatre
heures. Mais il me répondit assez vivement que j'eusse à lui épargner
mes conseils. Tout ce qu'il me demandait, c'était de ne monter dans son
appartement sous aucun prétexte, à moins d'appel. Je me le tins pour dit,
et, depuis ce jour-là, jamais je ne suis entré chez mon maître de six
heures du soir à dix heures du matin.
--Que fait-il pendant ce temps?
--Ah! le sais-je? Toujours est-il que sa vie est ainsi réglée: à dix heures
du matin, il sonne, je viens dans sa chambre; il est debout, toujours
souriant avec une expression de bonheur qui a quelque chose de
surnaturel... oui, presque d'effrayant. Son cabinet est toujours fermé à

clef, et jamais depuis cinq mois je n'y ai pénétré. Après le repas, il
s'étend sur le canapé et s'endort. Vers cinq heures, il sonne de nouveau,
me donne quelques ordres. Je me retire... et c'est tout!
Ceci commençait en effet à me paraître singulier et présentait les
symptômes d'un dérangement d'esprit.
--Tu me dis que Paul paraît heureux, joyeux... Jamais il ne reçoit
personne...
--Oh! je puis vous en répondre. Le matin, je guette les fournisseurs, je
les attends devant la porte, pour qu'ils ne sonnent pas. J'avais enlevé le
battant, j'ôterai la cloche elle-même...
--En somme, repris-je avec assurance, il me semble qu'il y a
amélioration dans son état: il boit, il dort. Je ne vois plus que cette
manie de claustration et aussi ce renversement des habitudes normales
qui le fait dormir le jour et veiller la nuit.
Quel est son état physique? Est-il faible ou fort, vigoureux ou anémié?
--Il y a quelque chose qui m'épouvante, c'est sa pâleur, et puis... faut-il
que je vous avoue tout--ici Jean baissa la voix--je crois, oui, je crois
bien qu'il...
Et, sans prononcer le mot, il leva le pouce au-dessus de ses lèvres.
--Ce serait plus affreux que tout le reste, m'écriai-je. Mais tu sais bien,
je suppose, s'il te demande de l'eau-de-vie, de l'absinthe...
--Non, ce n'est pas cela. Il ne me fait apporter qu'une liqueur, que je ne
connais pas, d'un goût et d'une odeur si forts... Tenez, j'en ai là un
flacon que je lui monterai demain matin...
Le flacon était bouché à l'émeri, mais l'odeur caractéristique me frappa
aussitôt: c'était de l'éther. Je frissonnai: dans l'Extrême-Orient, j'ai
rencontré des buveurs d'éther, et jamais l'ivresse ne m'est apparue plus
meurtrière. C'est plus que de l'empoisonnement, c'est la combustion

lente, irrésistible, corrodant tous les organes...
--Mais, si tu dis vrai, tu as dû remarquer en lui des tremblements
nerveux. Son haleine doit être imprégnée de cette odeur.
--Non, je n'ai rien remarqué de cela. Du reste, sa chambre ne sent pas
cette odeur-là, je
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