La dame de Monsoreau, vol 3 | Page 4

Alexandre Dumas, père
voici, dit-il, vous voyez que nous sommes favorisés du ciel, messieurs, puisque le ciel nous envoie à l'instant ce que nous désirons.
Monsoreau, décontenancé de cet aplomb du prince, qui, dans les cas pareils, n'était pas habituel à Son Altesse, salua d'un air assez embarrassé et détourna la tête, ébloui comme un hibou tout à coup transporté de l'obscurité au grand soleil.
--Asseyez-vous là et soupez, dit le duc en montrant à M. de Monsoreau une place en face de lui.
--Monseigneur, répondit Monsoreau, j'ai bien soif, j'ai bien faim, je suis bien las; mais je ne boirai, je ne mangerai, je ne m'assoirai qu'après m'être acquitté près de Votre Altesse d'un message de la plus haute importance.
--Vous venez de Paris, n'est-ce pas?
--En toute hate, monseigneur.
--Eh bien! j'écoute, dit le duc.
Monsoreau s'approcha de Fran?ois, et, le sourire sur les lèvres, la haine dans Je coeur, il lui dit tout bas:
--Monseigneur, madame la reine mère s'avance à grandes journées; elle vient voir Votre Altesse.
Le duc, sur qui chacun avait les yeux fixés, laissa percer une joie soudaine.
--C'est bien, dit-il, merci. Monsieur de Monsoreau, aujourd'hui comme toujours, je vous trouve fidèle serviteur; continuons de souper, messieurs.
Et il rapprocha de la table son fauteuil qu'il avait éloigné un instant pour écouter M. de Monsoreau.
Le festin recommen?a; le grand veneur, placé entre Livarot et Ribérac, n'eut pas plut?t go?té les douceurs d'un bon siège, et ne se fut pas plut?t trouvé en face d'un repas copieux, qu'il perdit tout à coup l'appétit.
L'esprit reprenait le dessus sur la matière.
L'esprit, entra?né dans de tristes pensées, retournait au parc de Méridor, et, faisant de nouveau le voyage que le corps brisé venait d'accomplir, repassait, comme un pèlerin attentif, par ce chemin fleuri qui l'avait conduit à la muraille.
Il revoyait le cheval hennissant; il revoyait le mur dégradé; il revoyait les deux ombres amoureuses et fuyantes; il entendait le cri de Diane, ce cri qui avait retenti au plus profond de son coeur.
Alors, indifférent au bruit, à la lumière, au repas même, oubliant à c?té de qui et en face de qui il se trouvait, il s'ensevelissait dans sa propre pensée, laissant son front se couvrir peu à peu de nuages, et chassant de sa poitrine un sourd gémissement qui attirait l'attention des convives étonnés.
--Vous tombez de lassitude, monsieur le grand veneur, dit le prince; en vérité, vous feriez bien d'aller vous coucher.
--Ma foi, oui, dit Livarot, le conseil est bon, et, si vous ne le suivez pas, vous courez grand risque de vous endormir dans votre assiette.
--Pardon, monseigneur, dit Monsoreau en relevant la tête; en effet, je suis écrasé de fatigue.
--Enivrez-vous, comte, dit Antraguet, rien ne délasse comme cela.
--Et puis, murmura Monsoreau, en s'enivrant on oublie.
--Bah! dit Livarot, il n'y a pas moyen; voyez, messieurs, son verre est encore plein.
--A votre santé, comte, dit Ribérac en levant son verre.
Monsoreau fut forcé de faire raison au gentilhomme, et vida le sien d'un seul trait.
--Il boit cependant très-bien; voyez, monseigneur, dit Antraguet.
--Oui, répondit le prince, qui essayait de lire dans le coeur du comte; oui, à merveille.
--Il faudra cependant que vous nous fassiez faire une belle chasse, comte, dit Ribérac; vous connaissez le pays.
--Vous y avez des équipages, des bois, dit Livarot.
--Et même une femme, ajouta Antraguet.
--Oui, répéta machinalement le comte, oui, des équipages, des bois et madame de Monsoreau, oui, messieurs, oui.
--Faites-nous chasser un sanglier, comte, dit le prince.
--Je tacherai, monseigneur.
--Eh! pardieu, dit un des gentilshommes angevins, vous tacherez, voilà une belle réponse! le bois en foisonne, de sangliers. Si je chassais au vieux taillis, je voudrais, au bout de cinq minutes, en avoir fait lever dix.
Monsoreau palit malgré lui; le vieux taillis était justement cette partie du bois où Roland venait de le conduire.
--Ah! oui, oui, demain, demain! s'écrièrent en choeur les gentilshommes.
--Voulez-vous demain, Monsoreau? demanda le duc.
--Je suis toujours aux ordres de Votre Altesse, répondit Monsoreau; mais cependant, comme monseigneur daignait le remarquer il n'y a qu'un instant, je suis bien fatigué pour conduire une chasse demain. Puis, j'ai besoin de visiter les environs et de savoir où en sont nos bois.
--Et puis, enfin, laissez-lui voir sa femme, que diable! dit le duc avec une bonhomie qui convainquit le pauvre mari que le duc était son rival.
--Accordé! accordé! crièrent les jeunes gens avec gaieté. Nous donnons vingt-quatre heures à M. de Monsoreau pour faire, dans ses bois, tout ce qu'il a à y faire.
--Oui, messieurs, donnez-les-moi, dit le comte, et je vous promets de les bien employer.
--Maintenant, notre grand veneur, dit le duc, je vous permets d'aller trouver votre lit. Que l'on conduise M. de Monsoreau à son appartement!
M. de Monsoreau salua et sortit, soulagé d'un grand fardeau, la contrainte.
Les gens affligés aiment la solitude plus encore que les amants heureux.

CHAPITRE II
COMMENT LE ROI HENRI III APPRIT LA FUITE DE SON FRèRE BIEN-AIMé LE DUC D'ANJOU, ET DE CE
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