La dame de Monsoreau, vol 1 | Page 3

Alexandre Dumas, père
comme une disgrace. Saint-Luc se donnait mille peines pour lui inspirer une sécurité que lui-même n'avait pas, et ses amis Maugiron, Schomberg et Quélus, vêtus de leurs plus magnifiques costumes, tout roides dans leurs pourpoints splendides, et dont les fraises énormes semblaient des plats supportant leur tête, ajoutaient encore à ses transes par leurs ironiques lamentations.
--Eh! mon Dieu! mon pauvre ami, disait Jacques de Levis, comte de Quélus, je crois, en vérité, que pour cette fois tu es perdu. Le roi t'en veut de ce que tu t'es moqué de ses avis, et M. d'Anjou t'en veut de ce que tu t'es moqué de son nez.[*]
[*] La petite vérole avait tellement maltraité M. le duc d'Anjou, qu'il semblait avoir deux nez.
--Mais non, répondit Saint-Luc, tu te trompes, Quélus, le roi ne vient pas parce qu'il a été faire un pèlerinage aux Minimes du bois de Vincennes, et le duc d'Anjou est absent parce qu'il est amoureux de quelque femme que j'aurai oublié d'inviter.
--Allons donc, dit Maugiron, as-tu vu la mine que faisait le roi à d?ner? Est-ce là la physionomie paterne d'un homme qui va prendre le bourdon pour faire un pèlerinage? Et quant au duc d'Anjou, son absence personnelle, motivée par la cause que tu dis, empêcherait-elle ses Angevins de venir? En vois-tu un seul ici? Regarde, éclipse totale, pas même ce tranche-montagne de Bussy.
--Heu! messieurs, disait le duc de Brissac en secouant la tête d'une fa?on désespérée, ceci me fait tout l'effet d'une disgrace complète. En quoi donc, mon Dieu! notre maison, toujours si dévouée à la monarchie, a-t-elle pu déplaire à Sa Majesté?
Et le vieux courtisan levait avec douleur ses deux bras au ciel.
Les jeunes gens regardaient Saint-Luc avec de grands éclats de rire, qui, bien loin de rassurer le maréchal, le désespéraient.
La jeune mariée, pensive et recueillie, se demandait, comme son père, en quoi Saint-Luc avait pu déplaire au roi.
Saint-Luc le savait, lui, et, par suite de cette science, était le moins tranquille de tous.
Tout à coup, à l'une des deux portes par lesquelles on entrait dans la salle, on annon?a le roi.
--Ah! s'écria le maréchal radieux, maintenant je ne crains plus rien, et, si j'entendais annoncer le duc d'Anjou, ma satisfaction serait complète.
--Et moi, murmura Saint-Luc, j'ai encore plus peur du roi présent que du roi absent, car il ne vient que pour me jouer quelque mauvais tour, comme c'est aussi pour me jouer quelque mauvais tour que le duc d'Anjou ne vient pas.
Mais, malgré cette triste réflexion, il ne s'en précipita pas moins au-devant du roi, qui avait enfin quitté son sombre costume marron, et qui s'avan?ait tout resplendissant de satin, de plumes et de pierreries.
Mais, au moment où apparaissait à l'une des portes le roi Henri III, un autre roi Henri III, exactement pareil au premier, vêtu, chaussé, coiffé, fraisé et goudronné de même, apparaissait par la porte en face. De sorte que les courtisans, un instant emportés vers le premier, s'arrêtèrent comme le flot à la pile de l'arche, et refluèrent en tourbillonnant du premier au second roi.
Henri III remarqua le mouvement, et, ne voyant devant lui que des bouches ouvertes, des yeux effarés et des corps pirouettant sur une jambe:
--?à, messieurs, qu'y a-t-il donc? demanda-t-il.
Un long éclat de rire lui répondit.
Le roi, peu patient de son naturel, et en ce moment surtout peu disposé à la patience, commen?ait de froncer le sourcil, quand Saint-Luc, s'approchant de lui:
--Sire, dit-il, c'est Chicot, votre bouffon, qui s'est habillé exactement comme Votre Majesté, et qui donne sa main à baiser aux dames.
Henri III se mit à rire. Chicot jouissait à la cour du dernier Valois d'une liberté pareille à celle dont jouissait, trente ans auparavant, Triboulet à la cour du roi Fran?ois 1er, et dont devait jouir, quarante ans plus tard, Langely à la cour du roi Louis XIII.
C'est que Chicot n'était pas un fou ordinaire. Avant de s'appeler Chicot, il s'était appelé DE Chicot. C'était un gentilhomme gascon qui, maltraité, à ce qu'on assurait, par M. de Mayenne à la suite d'une rivalité amoureuse dans laquelle, tout simple gentilhomme qu'il était, il l'avait emporté sur ce prince, s'était réfugié près de Henri III, et qui payait en vérités quelquefois cruelles la protection que lui avait donnée le successeur de Charles IX.
--Eh! ma?tre Chicot, dit Henri, deux rois ici, c'est beaucoup.
--En ce cas, continue à me laisser jouer mon r?le de roi à ma guise, et joue le r?le du duc d'Anjou à la tienne; peut-être qu'on te prendra pour lui, et qu'on te dira des choses qui t'apprendront, non pas ce qu'il pense, mais ce qu'il fait.
--En effet, dit le roi en regardant avec humeur autour de lui, mon frère d'Anjou n'est pas venu.
--Raison de plus pour que tu le remplaces. C'est dit: je suis Henri et tu es Fran?ois. Je vais tr?ner, tu
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