dames de hocher la tête et de déclarer que vingt-sept ans, c'est trop entre deux époux, et que cette union ne serait pas heureuse.
Les faits n'avaient pas tardé à démentir ces sombres pronostics. à dix lieues à la ronde, il n'existait pas de ménage aussi parfaitement uni que celui de M. et Mme de Claudieuse, et deux enfants, deux filles, qu'ils avaient eues à quatre ans d'intervalle, devaient avoir, pour toujours, fixé le bonheur à leur paisible foyer.
De son ancienne profession, de ce temps où il administrait les possessions lointaines de la France, le comte avait, il est vrai, gardé ses habitudes hautaines de commandement, une attitude sévère et froide, une parole brève. Il était, de plus, d'une si extrême violence que la plus légère contradiction empourprait son visage. Mais la comtesse était le calme et la douceur mêmes, et comme elle savait toujours se jeter entre la colère de son mari et celui qui se l'était attirée, comme ils étaient l'un et l'autre justes, bons jusqu'à la faiblesse, généreux et pitoyables aux malheureux, ils étaient adorés.
Il n'y avait guère que sur l'article chasse que M. de Claudieuse n'entendait pas raison. Chasseur passionné, il veillait toute l'année sur son gibier avec la sollicitude inquiète d'un avare, multipliant les gardes et les défenses, poursuivant les braconniers avec un tel acharnement qu'on disait: ?Mieux vaut lui voler cent pistoles que lui tuer un merle.?
M. et Mme de Claudieuse vivaient d'ailleurs assez isolés, absorbés par les soins d'une vaste exploitation agricole et par l'éducation de leurs filles. Ils recevaient rarement, et on ne les voyait pas quatre fois par hiver à Sauveterre, chez les demoiselles de Lavarande ou chez le vieux baron de Chandoré. Tous les étés, par exemple, vers la fin de juillet, ils s'installaient, pour un mois, à Royan, où ils avaient un chalet. Tous les ans, également, à l'ouverture de la chasse, la comtesse allait, avec ses filles, passer quelques semaines près de ses parents qui habitaient Paris.
Pour bouleverser cette paisible existence, il ne fallut pas moins que les catastrophes de 1870. En apprenant que les Prussiens vainqueurs foulaient le sol sacré de la patrie, l'ancien capitaine de vaisseau sentit se réveiller en lui tous ses instincts de Fran?ais et de soldat. Quoi qu'on p?t faire pour le retenir, il partit. Légitimiste obstiné, il se déclarait prêt à mourir pour la République, pourvu que la France f?t sauvée. Sans l'ombre d'une hésitation, il offrit son épée à Gambetta, qu'il détestait. Nommé colonel d'un régiment de marche, il se battit comme un lion, depuis le premier jour jusqu'au dernier, où il fut renversé et foulé aux pieds en essayant d'arrêter l'affreuse débandade d'un des corps d'armée de Chanzy.
Revenu au Valpinson à la signature de l'armistice, personne, hormis sa femme, n'avait pu lui arracher un mot de cette douloureuse campagne. On l'engageait à se présenter aux élections, et certainement il e?t été élu; il refusa, disant que s'il savait se battre, il ne savait pas discourir.
Mais c'est d'une oreille distraite que le procureur de la République et le juge d'instruction écoutaient ces détails, qu'ils connaissaient aussi bien que M. Séneschal.
Aussi tout à coup:
--N'avan?ons-nous donc pas? demanda M. Galpin-Daveline; j'ai beau regarder, je n'aper?ois aucune apparence d'incendie.
--C'est que nous sommes dans un bas-fond, répondit le maire. Mais nous approchons, et lorsque nous serons en haut de cette c?te que nous gravissons, soyez tranquille, vous verrez...
Cette c?te est bien connue dans le département, et même célèbre sous le nom de montagne de Sauveterre. Elle est si raide et formée d'un granit si dur que les ingénieurs qui ont tracé la route nationale de Bordeaux à Nantes se sont détournés d'une demi-lieue pour l'éviter. Elle domine donc tout le pays, et, parvenus à son sommet, M. Séneschal et ses compagnons ne purent retenir un cri.
--_Horresco! _murmura le procureur de la République.
Le foyer même de l'incendie leur était encore caché par les hautes futaies de Rochepommier, mais les jets de flamme s'élan?aient bien au-dessus des grands arbres, illuminant tout l'horizon de sinistres lueurs...
Toute la campagne était en mouvement. Le tocsin sonnait à coups précipités à l'église de Bréchy, dont le clocher tronqué se détachait en noir sur la pourpre du ciel. Dans l'ombre, retentissaient les rauques mugissements de ces conques marines dont on se sert pour appeler les ouvriers des champs. Des pas effarés sonnaient le long des sentiers, et des paysans passaient en courant, un seau de chaque main.
--Les secours arriveront trop tard! dit M. Galpin-Daveline.
--Une si belle propriété, dit le maire, si savamment aménagée!
Et, au risque d'un accident, il lan?a son cheval au galop sur le revers de la c?te, car le Valpinson est tout au fond de la vallée, à cinq cents mètres de la petite rivière.
Tout y était terreur, désordre, confusion. Et pourtant les bras n'y manquaient pas, ni la bonne volonté.
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