La corde au cou | Page 3

Emile Gaboriau
disait-on, dégénérait en une coupable inertie
dont le crime s'enhardissait.
Lui-même s'accusait de n'avoir pas le feu sacré, et, selon son expression,
de dérober à la froide Thémis le plus de temps qu'il pouvait, pour le
consacrer aux Muses familières. Collectionneur éclairé, il avait la
passion des beaux livres, des éditions rares, des reliures précieuses, des
belles suites de gravures, et le plus clair de ses dix mille francs de
rentes passait à ses chers bouquins. Érudit de la vieille école, il
professait pour les poètes latins, pour Virgile et pour Juvénal, pour
Horace surtout, un culte que trahissaient d'incessantes citations.
Réveillé en sursaut comme tout le monde, ce digne et galant homme se
dépêchait de s'habiller pour courir aux renseignements, lorsque sa
vieille gouvernante, tout effarée, vint lui annoncer la visite de M.
Séneschal.
--Qu'il entre! s'écria-t-il, qu'il entre! Et dès que le maire parut:
--Car vous allez m'apprendre, continua-t-il, pourquoi tout ce tumulte,
ces cris et ces roulements de tambour. _Clamor que virum, clangorque
tubarum_.
--Un épouvantable malheur arrive, prononça M. Séneschal.
Tel était son accent, qu'on eût juré que c'était lui qui était atteint. Et ce
fut si bien l'impression de M. Daubigeon que tout aussitôt:
--Qu'est-ce, mon cher ami? fit-il. _Quid? _Du courage, morbleu! du
sang-froid!... Souvenez-vous que le poète conseille de garder dans
l'adversité une âme toujours égale: _Æquam, memento, rebus in arduis,

Servare mentem..._
--Des malfaiteurs ont mis le feu au Valpinson! l'interrompit le maire.
--Que me dites-vous là! grands dieux! _O Jupiter. Quod verbum
audio..._
--Victime d'une lâche tentative d'assassinat, le comte de Claudieuse se
meurt peut-être en ce moment.
--Oh!...
--Le tambour que vous entendez réunit les pompiers, que je vais
envoyer combattre l'incendie, et si je me présente chez vous à cette
heure, c'est officiellement, pour vous dénoncer le crime et demander
bonne et prompte justice!
Il n'en fallait pas tant pour glacer toutes les citations sur les lèvres du
procureur de la République.
--Il suffit! dit-il vivement. Venez, nous allons prendre nos mesures pour
que les coupables ne puissent échapper.
Lorsqu'ils arrivèrent dans la rue Nationale, elle était plus animée qu'en
plein midi, car Sauveterre est une de ces sous- préfectures où les
distractions sont trop rares pour qu'on n'y saisisse pas avidement tout
prétexte d'émotion.
Déjà les tristes événements étaient connus et commentés. On avait
commencé par douter, mais on avait été sûr, lorsqu'on avait vu passer
au grand galop le cabriolet du docteur Seignebos, escorté d'un paysan à
cheval.
Les pompiers, de leur côté, n'avaient pas perdu leur temps.
Dès que le maire et M. Daubigeon furent signalés sur la place du
Marché-Neuf, le capitaine Parenteau se précipita à leur rencontre, et
portant militairement la main à son casque:
--Mes hommes sont prêts, déclara-t-il.
--Tous?
--Il n'en manque pas dix. Quand on a su qu'il s'agissait de porter
secours au comte et à la comtesse de Claudieuse, nom d'un tonnerre!
vous comprenez que personne ne s'est fait tirer l'oreille.
--Alors, partez et faites diligence, commanda M. Séneschal. Nous vous
rattraperons en route. Nous allons, de ce pas, monsieur Daubigeon et
moi, prendre monsieur Galpin-Daveline, le juge d'instruction.
Ils n'eurent pas loin à aller. Ce juge, précisément, les cherchait par la
ville depuis une demi-heure, il arrivait sur la place et venait de les

apercevoir.
Vivant contraste du procureur de la République, M. Galpin-Daveline
était bien l'homme de son état, et même quelque chose de plus. Tout en
lui, de la tête aux pieds, depuis ses guêtres de drap jusqu'à ses favoris
d'un blond risqué, dénonçait le magistrat. Il n'était pas grave, il était
l'incarnation de la gravité. Nul, bien qu'il fût jeune encore, ne se
pouvait flatter de l'avoir vu sourire ni entendu plaisanter. Et, telle était
sa roideur, qu'au dire de M. Daubigeon, on l'eût cru empalé par le
glaive même de la loi.
À Sauveterre, M. Galpin-Daveline avait la réputation d'un homme
supérieur. Il pensait l'être. Aussi s'indignait-il d'opérer sur un théâtre
trop étroit et de dépenser les grandes facultés dont il se croyait doué à
des besognes vulgaires, à rechercher les auteurs d'un vol de fagots ou
de l'effraction d'un poulailler. C'est que ses démarches désespérées pour
obtenir un poste en évidence avaient toujours échoué. Vainement, il
avait mis tous ses amis en campagne. Inutilement, il s'était, en secret,
mêlé de politique, disposé à servir le parti, quel qu'il fût, qui le servirait
le mieux.
Mais l'ambition de M. Galpin-Daveline n'était pas de celles qui se
découragent, et en ces derniers temps, à la suite d'un voyage à Paris, il
avait donné à entendre qu'un brillant mariage ne tarderait pas à lui
assurer les protections qui, jusqu'alors, avaient manqué à ses mérites.
Lorsqu'il rejoignit M. Séneschal et M. Daubigeon:
--Eh bien! commença-t-il, voici une terrible affaire, et qui va
certainement avoir un immense retentissement.
Le maire voulait
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