La conquête dune cuisinière I | Page 3

Eugène Chavette
l'intestin... Une cuisine ne peut-elle pas être à la fois saine et délicate, quand elle est surveillée et bien dirigée?... Aussi, chez moi, aurai-je toujours un oeil vigilant sur mes fourneaux, un nez inquiet dans mes casseroles.
A ce programme énoncé par son oncle, Gontran haussa les épaules en disant:
--En vous y prenant de la sorte, vous ne mangerez que d'affreuses ratatouilles.
--Pourquoi?
--Parce que tout bon chef ne vous tolérera pas ainsi perpétuellement sur son dos... Vous ne pourrez conserver aucun artiste culinaire et vous en serez réduit à des marmitons empoisonneurs.
L'oncle secoua la tête en disant:
--Pas plus un chef qu'un marmiton ne toucheront à mes casseroles, attendu que jamais la main d'un homme, c'est mon avis, ne vaut, pour certaines préparations, celle d'une femme.
--Ah! vous prendrez une cuisinière?
--Oui, j'aurai un cordon bleu de premier ordre.
--Heu! heu! fit ironiquement le neveu.
--Pourquoi ton heu! heu!
--Parce que vous dites tranquillement que vous aurez un cordon bleu de premier ordre, et que vous n'avez pas l'air de vous douter qu'il vous serait peut-être plus facile de dénicher un merle blanc.
--J'y mettrai le prix. Avec de l'argent, il n'est rien qu'on ne puisse se procurer, déclara l'oncle avec l'aplomb d'un homme qui possède soixante mille livres de rente.
En même temps qu'il faisait cette réponse, l'oncle avait machinalement regardé, par la fenêtre, le trottoir du boulevard où se croisaient les nombreux passants.
Tout à coup il se leva brusquement de table en s'écriant d'une voix joyeuse:
--Eh! mais, c'est la belle Caroline Pistache qui passe là-bas! D'où diable sort-elle? Voici un siècle que je ne l'ai vue... il faut que je la rattrape.
Et, tendant la main à Gontran en guise d'adieu, il s'élan?a vers la porte du cabinet à la poursuite de mademoiselle Pistache. Pourtant, sur le seuil de la pièce, il se retourna pour lancer cette dernière recommandation:
--Et, tu sais, lache ton collage.
Puis il disparut, laissant le jeune homme avec la carte à payer, mais ayant toujours devant lui, sur la table, le paquet des dix billets de mille francs.

II
En arrivant sur le trottoir, l'oncle s'assura de l'avance qu'avait sur lui le gibier qu'il allait chasser.
Cent mètres au plus le séparaient de la demoiselle Pistache qui filait, trottant menu et découvrant un fort joli bas de jambe, car l'asphalte un peu boueux du trottoir l'obligeait à retrousser ses jupes.
--Demeure-t-elle toujours rue Rougemont ou va-t-elle me mener au diable? Bast! j'en ai vu bien d'autres! se dit-il en se lan?ant sur la piste.
Oui, il en avait vu bien d'autres, car c'était un ardent et infatigable suiveur de femmes que cet aimable homme qui, de ses nom et prénom, s'appelait Athanase Fraimoulu.
Quand son neveu, en évaluant ses conquêtes par centaines, avait trouvé en lui l'étoffe d'un Richelieu, il avait eu tort et raison. S'il fallait s'en tenir à la quantité, oui, un Richelieu. Mais si l'on jugeait par la qualité, ce n'était plus qu'un Richelieu _à l'échalote_ (qu'on nous permette le mot), car Athanase Fraimoulu n'était pas difficile sur la catégorie de ses victimes. D'où qu'elle v?nt et quelle que f?t sa position, sous le chapeau ou sous le bonnet, toute belle fille attirait son hommage. Commune viande de boucherie lui plaisait mieux que fines cailles et, comme il avait argent en poche et qu'il n'aimait pas soupirer longtemps aux étoiles, il triomphait uniquement des vertus de composition facile. ?Mon beau Nanase, mon Tatase chéri,? double abréviatif de son petit nom, que lui murmuraient au passage, sur le boulevard, les prêtresses du plaisir, le faisait se rengorger tout superbe comme un dompteur au milieu des bêtes féroces qu'il a vaincues.
Une passion aussi absorbante aurait d? le conduire à l'égo?sme le plus parfait. Pourtant, il n'en était rien. Tant qu'un jupon n'était pas sous les yeux de Fraimoulu, on trouvait en lui un homme bon, serviable et, surtout, intelligent. Il avait reporté sur son neveu Gontran Lambert, l'affection profonde qu'il avait eue pour sa soeur, la mère du jeune homme, morte veuve d'un inventeur qui l'avait ruinée en poursuivant les plus stupides recherches. Fraimoulu avait placé le peu de la succession maternelle qui revenait à Gontran et, de ses propres deniers, il avait pourvu à l'éducation de son neveu. Au sortir du collège, il avait placé le jeune homme chez un architecte. ?Quand le batiment marche, tout marche?, s'était-il dit, en poussant son neveu vers une profession qu'il comptait lui faciliter avec ses écus. La preuve en était dans ces deux cent mille francs, mis, par lui, de c?té pour la dot de Gontran qu'il voulait marier et bien marier.
Depuis deux ans, Athanase Fraimoulu avait en vue, pour son neveu, un excellent parti. Il le couvait avec soin, le surveillait, l'isolait de toute compétition dangereuse. Deux fois, il était parti pour entamer l'affaire avec les parents de la jeune fille, mais la fatalité avait voulu que ces deux fois-là fussent par
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