La conquête dune cuisinière I | Page 3

Eugène Chavette
vous conduit agréablement à la fin de votre
carrière.
--Alors vous cultiverez les petits plats?
--Je ne te dis que ça, mon neveu.
--Vous hanterez les grands restaurants?
--Du tout! du tout! fit l'oncle vivement.
--Où trouverez-vous donc alors vos fameux petits plats fins?
--Chez moi, parbleu! Oui, les grands restaurants flattent le palais, j'en conviens... mais, à
la longue, avec leurs sauces et leurs épices, ils empâtent le goût et échauffent l'intestin...
Une cuisine ne peut-elle pas être à la fois saine et délicate, quand elle est surveillée et
bien dirigée?... Aussi, chez moi, aurai-je toujours un oeil vigilant sur mes fourneaux, un
nez inquiet dans mes casseroles.
A ce programme énoncé par son oncle, Gontran haussa les épaules en disant:
--En vous y prenant de la sorte, vous ne mangerez que d'affreuses ratatouilles.
--Pourquoi?
--Parce que tout bon chef ne vous tolérera pas ainsi perpétuellement sur son dos... Vous
ne pourrez conserver aucun artiste culinaire et vous en serez réduit à des marmitons
empoisonneurs.

L'oncle secoua la tête en disant:
--Pas plus un chef qu'un marmiton ne toucheront à mes casseroles, attendu que jamais la
main d'un homme, c'est mon avis, ne vaut, pour certaines préparations, celle d'une
femme.
--Ah! vous prendrez une cuisinière?
--Oui, j'aurai un cordon bleu de premier ordre.
--Heu! heu! fit ironiquement le neveu.
--Pourquoi ton heu! heu!
--Parce que vous dites tranquillement que vous aurez un cordon bleu de premier ordre, et
que vous n'avez pas l'air de vous douter qu'il vous serait peut-être plus facile de dénicher
un merle blanc.
--J'y mettrai le prix. Avec de l'argent, il n'est rien qu'on ne puisse se procurer, déclara
l'oncle avec l'aplomb d'un homme qui possède soixante mille livres de rente.
En même temps qu'il faisait cette réponse, l'oncle avait machinalement regardé, par la
fenêtre, le trottoir du boulevard où se croisaient les nombreux passants.
Tout à coup il se leva brusquement de table en s'écriant d'une voix joyeuse:
--Eh! mais, c'est la belle Caroline Pistache qui passe là-bas! D'où diable sort-elle? Voici
un siècle que je ne l'ai vue... il faut que je la rattrape.
Et, tendant la main à Gontran en guise d'adieu, il s'élança vers la porte du cabinet à la
poursuite de mademoiselle Pistache. Pourtant, sur le seuil de la pièce, il se retourna pour
lancer cette dernière recommandation:
--Et, tu sais, lâche ton collage.
Puis il disparut, laissant le jeune homme avec la carte à payer, mais ayant toujours devant
lui, sur la table, le paquet des dix billets de mille francs.

II
En arrivant sur le trottoir, l'oncle s'assura de l'avance qu'avait sur lui le gibier qu'il allait
chasser.
Cent mètres au plus le séparaient de la demoiselle Pistache qui filait, trottant menu et
découvrant un fort joli bas de jambe, car l'asphalte un peu boueux du trottoir l'obligeait à
retrousser ses jupes.

--Demeure-t-elle toujours rue Rougemont ou va-t-elle me mener au diable? Bast! j'en ai
vu bien d'autres! se dit-il en se lançant sur la piste.
Oui, il en avait vu bien d'autres, car c'était un ardent et infatigable suiveur de femmes que
cet aimable homme qui, de ses nom et prénom, s'appelait Athanase Fraimoulu.
Quand son neveu, en évaluant ses conquêtes par centaines, avait trouvé en lui l'étoffe d'un
Richelieu, il avait eu tort et raison. S'il fallait s'en tenir à la quantité, oui, un Richelieu.
Mais si l'on jugeait par la qualité, ce n'était plus qu'un Richelieu _à l'échalote_ (qu'on
nous permette le mot), car Athanase Fraimoulu n'était pas difficile sur la catégorie de ses
victimes. D'où qu'elle vînt et quelle que fût sa position, sous le chapeau ou sous le bonnet,
toute belle fille attirait son hommage. Commune viande de boucherie lui plaisait mieux
que fines cailles et, comme il avait argent en poche et qu'il n'aimait pas soupirer
longtemps aux étoiles, il triomphait uniquement des vertus de composition facile. «Mon
beau Nanase, mon Tatase chéri,» double abréviatif de son petit nom, que lui murmuraient
au passage, sur le boulevard, les prêtresses du plaisir, le faisait se rengorger tout superbe
comme un dompteur au milieu des bêtes féroces qu'il a vaincues.
Une passion aussi absorbante aurait dû le conduire à l'égoïsme le plus parfait. Pourtant, il
n'en était rien. Tant qu'un jupon n'était pas sous les yeux de Fraimoulu, on trouvait en lui
un homme bon, serviable et, surtout, intelligent. Il avait reporté sur son neveu Gontran
Lambert, l'affection profonde qu'il avait eue pour sa soeur, la mère du jeune homme,
morte veuve d'un inventeur qui l'avait ruinée en poursuivant les plus stupides recherches.
Fraimoulu avait placé le peu de la succession maternelle qui revenait à Gontran et, de ses
propres deniers, il avait pourvu à l'éducation de son neveu. Au sortir du collège, il avait
placé le jeune homme chez un architecte. «Quand le bâtiment
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