La comtesse de Rudolstadt | Page 7

George Sand
âme que Frédéric, qui commençait à
s'ennuyer de Voltaire lui-même, s'amusait toujours cordialement avec
La Mettrie et ne pouvait guère s'en passer, parce que, de son côté,
c'était le seul homme qui ne fit pas semblant de s'amuser avec lui.

Le marquis d'Argens, chambellan à six mille francs d'appointements (le
premier chambellan Voltaire en touchait vingt mille), était ce
philosophe léger, cet écrivain facile et superficiel, véritable Français de
son temps, bon, étourdi, libertin, sentimental, à la fois brave et efféminé,
spirituel, généreux et moqueur; homme entre deux âges, romanesque
comme un adolescent, et sceptique comme un vieillard. Ayant passé
toute sa jeunesse avec les actrices, tour à tour trompeur et trompé,
toujours amoureux fou de la dernière, il avait fini par épouser en secret
mademoiselle Cochois, premier sujet de la Comédie-Française à Berlin,
personne fort laide, mais fort intelligente, et qu'il s'était plu à instruire.
Frédéric ignorait encore cette union mystérieuse, et d'Argens n'avait
garde de la révéler à ceux qui pouvaient le trahir. Voltaire cependant
était dans la confidence. D'Argens aimait sincèrement le roi; mais il
n'en était pas plus aimé que les autres. Frédéric ne croyait à l'affection
de personne, et le pauvre d'Argens était tantôt le complice, tantôt le
plastron de ses plus cruelles plaisanteries.
On sait que le colonel décoré par Frédéric du surnom emphatique de
Quintus Icilius était un Français d'origine, nommé Guichard, militaire
énergique et tacticien savant, du reste grand pillard, comme tous les
gens de son espèce, et courtisan dans la force du terme.
Nous ne dirons rien d'Algarotti, pour ne pas fatiguer le lecteur d'une
galerie de personnages historiques. Il nous suffira d'indiquer les
préoccupations des convives de Frédéric pendant son alibi, et nous
avons déjà dit qu'au lieu de se sentir soulagés de la secrète gêne qui les
opprimait, ils se trouvèrent plus mal à l'aise, et ne purent se dire un mot
sans regarder cette porte entr'ouverte par laquelle était sorti le roi, et
derrière laquelle il était peut-être occupé à les surveiller.
La Mettrie fit seul exception, et, remarquant que le service de la table
était fort négligé en l'absence du roi: «Parbleu! s'écria-t-il, je trouve le
maître de la maison fort mal appris de nous laisser ainsi manquer de
serviteurs et de Champagne, et je m'en vais voir s'il est là dedans pour
lui porter plainte.»
Il se leva, alla, sans crainte d'être indiscret jusque dans la chambre du
roi, et revint en s'écriant:

«Personne! voilà qui est plaisant. Il est capable d'être monté et à cheval
de faire faire une manoeuvre aux flambeaux pour activer sa digestion.
Le drôle de corps!
--C'est vous qui êtes un drôle de corps! dit Quintus Icilius, qui ne
pouvait pas s'habituer aux manières étranges de La Mettrie.
--Ainsi le roi est sorti? dit Voltaire en commençant à respirer plus
librement.
--Oui, le roi est sorti, dit le baron de Poelnitz en entrant. Je viens de le
rencontrer dans une arrière-cour avec un page pour toute escorte. Il
avait revêtu son grand incognito et endossé son habit couleur de
muraille: aussi ne l'ai-je pas reconnu du tout.»
Il nous faut bien dire un mot de ce troisième chambellan qui vient
d'entrer, autrement le lecteur ne comprendrait pas qu'un autre que La
Mettrie osât s'exprimer aussi lestement sur le compte du maître.
Poelnitz, dont l'âge était aussi problématique que le traitement et les
fonctions, était ce baron prussien, ce roué de la Régence, qui brilla dans
sa jeunesse à la cour de madame Palatine, mère du duc d'Orléans, ce
joueur effréné dont le roi de Prusse ne voulait plus payer les dettes,
grand aventurier, libertin cynique, très-espion, un peu escroc, courtisan
effronté, nourri, enchaîné, méprise, raillé, et fort mal salarié par son
maître, qui pourtant ne pouvait se passer de lui, parce qu'un monarque
absolu a toujours besoin d'avoir sous la main un homme capable de
faire les plus mauvaises choses, tout en y trouvant le dédommagement
de ses humiliations et la nécessité de son existence. Poelnitz était en
outre, à cette époque, le directeur des théâtres de Sa Majesté, une sorte
d'intendant suprême de ses menus plaisirs. On l'appelait déjà le vieux
Poelnitz, et on l'appela encore ainsi trente ans plus tard. C'était le
courtisan éternel. Il avait été page du dernier roi. Il joignait aux vices
raffinés de la régence la grossièreté cynique de la tabagie du
Gros-Guillaume et l'impertinente raideur du règne bel esprit et militaire
de Frédéric le Grand. Sa faveur auprès de ce dernier étant un état
chronique de disgrâce, il se souciait peu de la perdre; et d'ailleurs,
faisant toujours le rôle d'agent provocateur, il ne craignait réellement
les mauvais offices de personne auprès du maître qui l'employait.

«Pardieu! mon cher baron, s'écria La Mettrie, vous auriez bien dû
suivre le roi pour venir nous raconter ensuite son aventure.
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