La chasse galerie | Page 9

Honoré Beaugrand
ressemblait au cri d'une femme qu'on égorge et disparut dans la forêt. Mon défunt père n'osa pas la poursuivre, mais il mit la patte dans son sac et rentra au camp pour panser ses blessures qui, bien que douloureuses, ne présentaient cependant aucun danger. Le lendemain, lorsqu'il s'informa de la sauvagesse, il apprit qu'elle était partie, pendant la nuit, avec son père, et personne ne connaissait la route qu'ils avaient prise. Mais jugez de l'étonnement de mon défunt père lorsqu'en fouillant dans son sac pour y chercher une patte de loup, il y trouva une main de sauvagesse, coupée juste au-dessus du poignet. C'était tout bonnement la main de la coquine qui s'était transformée en loup-garou pour boire son sang et l'envoyer chez le diable sans lui donner seulement le temps de faire un acte de contrition. Mon père ne parla pas de la chose aux sauvages du camp, mais son premier soin, en descendant à Saint-Fran?ois, le printemps suivant, fut de s'informer de la sauvagesse qui était revenue au village, prétendant avoir perdu la main droite dans un piège à carcajou. La scélérate était disparue et courait probablement le farfadet parmi les renégats de sa tribu.
Voilà mon histoire, monsieur l'incrédule, termina le père Pierriche, et je vous assure qu'elle est diablement plus vraie que tout ce que vous venez nous raconter à propos de Lector Langevin, de monsieur Morgan et du p'tit Baptiste Guèvremont. Tachez seulement de vous délivrer de Bruneau comme mon défunt père s'était délivré de la sauvagesse, mais, s'il faut en croire Baptiste Rouillard qui cabale de l'autre c?té, j'ai bien peur que les rouges nous fassent tous courir le loup-garou, le soir de l'élection. En attendant prenons un aut'coup à la santé de notre candidat et allons nous coucher, chacun chez nous.

LA BêTE à GRAND'QUEUE
I
C'est absolument comme je te le dis, insista le p'tit Pierriche Desrosiers, j'ai vu moi-même la queue de la bête. Une queue poilue d'un rouge écarlate et coupée en sifflet pas loin du... trognon. Une queue de six pieds, mon vieux!
--Oui c'est ben bon de voir la queue de la bête, mais c'vlimeux de Fanfan Lazette est si blagueur qu'il me faudrait d'autres preuves que ?a pour le croire sur parole.
--D'abord, continua Pierriche, tu avoueras ben qu'il a tout ce qu'il faut pour se faire poursuivre par la bête à grand'queue. Il est blagueur, tu viens de le dire, il aime à prendre la goutte, tout le monde le sait, et ?a court sur la huitième année qu'il fait des paques de renard. S'il faut être sept ans sans faire ses paques ordinaires pour courir le loup-garou, il suffit de faire des paques de renard pendant la même période pour se faire attaquer par la bête à grand'queue. Et il l'a rencontrée en face du manoir de Dautraye, dans les grands arbres qui bordent la route où le soleil ne pénètre jamais, même en plein midi. Juste à la même place où Louison Laroche s'était fait arracher un oeil par le maudit animal, il a environ une dizaine d'années.
Ainsi causaient Pierriche Desrosiers et Maxime Sanssouci, en prenant clandestinement un p'tit coup dans la maisonnette du vieil André Laliberté qui vendait un verre par ci et par là à ses connaissances, sans trop s'occuper des lois de patentes ou des remontrances du curé.
--Et toi, André, que penses-tu de tout ?a? demanda Pierriche. Tu as d? en voir des bêtes à grand'queue dans ton jeune temps. Crois-tu que Fanfan Lazette en ait rencontré une, à Dautraye?
--C'est ce qu'il prétend, mes enfants, et, comme le voici qui vient prendre sa nippe ordinaire, vous n'avez qu'à le faire jaser lui-même si vous voulez en savoir plus long.
II
Fanfan Lazette était un mauvais sujet qui faisait le désespoir de ses parents, qui se moquait des sermons du curé, qui semait le désordre dans la paroisse et qui--conséquence fatale--était la coqueluche de toutes les jolies filles des alentours.
Le père Lazette l'avait mis au collège de L'Assomption, d'où il s'était échappé pour aller à Montréal l'aire un métier quelconque. Et puis il avait passé deux saisons dans les chantiers et était revenu chez son père qui se faisait vieux, pour diriger les travaux de la ferme.
Fanfan était un rude gars au travail, il fallait lui donner cela, et il besognait comme quatre lorsqu'il s'y mettait; mais il était journalier, comme on dit au pays, et il faisait assez souvent des neuvaines qui n'étaient pas toujours sous l'invocation de saint Fran?ois-Xavier.
Comme il faisait tout à sa tête, il avait pris pour habitude de ne faire ses paques qu'après la période de rigueur, et il mettait une espèce de fanfaronnade à ne s'approcher des sacrements qu'après que tous les fidèles s'étaient mis en règle avec les commandements de l'église.
Bref, Fanfan était un luron que les commères du village traitaient de pendard,
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