La carrosse aux deux lézards verts | Page 8

René Boylesve
comme un écho, le b?cheron complètement ahuri.
Et, ce disant, il se retourna, regardant du c?té de sa propre demeure que les dames semblaient désigner du geste.
Et il vit en effet à quelque deux cents pas de sa chaumière d'où une fumée bleue s'échappait, deux pavillons, deux pavillons voisins sans qu'ils se pussent confondre, deux pavillons cossus, non pas tout à fait semblables, mais d'importance égale, deux pavillons qui n'avaient pas l'air de dater d'hier, car la belle patine du temps dorait la pierre meulière dont ils étaient construits; et une fine mousse bleuatre agrémentait l'ardoise des toitures et les petites lucarnes percées en oeil-de-boeuf.
Cet homme robuste crut s'évanouir. Jamais la forêt n'avait été habitée par une personne de qualité, et il n'avait été construit sous bois d'autres demeures que les huttes couvertes de bruyères. Cependant les deux pavillons étaient là; ils lui crevaient les yeux, si l'on peut dire; et c'étaient deux ma?tres pavillons!
Gilles ne poussa pas un cri, ne hasarda pas une parole de nature à laisser accroire qu'il ignorait les pavillons. La main en abat-jour sur les yeux, il dit:
--En effet!... en effet!... Ces dames n'ont que deux enjambées à faire...
--Nous ne voyons pas assez vos bessonnes, dit l'une des dames, il faudra nous les envoyer: que diable! les voilà d'age à apprendre à lire et à écrire...
Le pauvre b?cheron, ébaubi, saluait, saluait les deux fant?mes qui trottinaient sur les aiguilles de pin. Il crut fermement qu'ils allaient s'évaporer comme une brume.
Le carrosse avait disparu aussi rapidement qu'un mulot ordinaire sous la brande. Et Gilles croyait voir bient?t rentrer sous terre les deux pavillons, aussi vite qu'ils en étaient sortis.
Point du tout. Les dames diminuaient à ses yeux exactement comme des personnes réelles qui s'éloigneraient à petits pas; et il les vit nettement pénétrer, chacune en son pavillon, comme une poupée dans sa maisonnette.
Et une demi-heure, et une heure après, les pavillons étaient encore là, debout, solides, et d'aplomb; même, un rayon de soleil baissant, qui frappait une de leurs vitres, reflété par elles, illuminait toute la région forestière.
Quand l'heure de rentrer fut venue, non pas auparavant, malgré la tentation qu'il en eut, le b?cheron rentra chez lui pour souper.
Il dit à sa femme:
--Mes filles sauront lire et écrire.
La mère haussa les épaules:
--Et qui c'est-il, fit-elle, sur un ton de dérision, qui leur apprendra ces belles choses?
--Elles auront, chacune, une ma?tresse, comme les filles de monsieur le duc!...
--Mon homme, tu n'es plus bon qu'à mettre à l'asile, c'est certain. Mais, je me souviens, à propos, ajouta-t-elle, n'est-ce pas toi qui, jadis, crus, de tes yeux, voir une fée?...
--?a, c'étaient des lubies, dit le b?cheron, mais n'empêche que mes filles auront, dès demain, chacune pour ma?tresse une dame de grande naissance.
--Mange ta soupe, pendant qu'elle est chaude, mon pauvre vieux, dit la mère... Tu as trouvé des dames de grande naissance sous ta bille de bois!...
--J'ai re?u des propositions, dit Gilles, en se rengorgeant.
--D'un pic-vert ou bien d'une merlette, sans doute?
--Non, mais des deux dames, nos voisines...
--Nos voisines?...
--Enfin, celles qui habitent les pavillons...
--Les pavillons?
Et cette fois, la mère Gilles s'écarta de son mari et eut peur. Les deux bessonnes elles-mêmes s'arrêtèrent de mordre leur tartine, et, la bouche ouverte, elles avaient des moustaches de fromage blanc, montant jusqu'aux pommettes.
--Eh bien! fit le b?cheron, qu'est-ce donc que j'ai dit?
--Tu as dit ?les pavillons?, mon pauvre homme!
--Oui, je l'ai dit. Je ne peux pas dire: les taupinières!
La mère fit signe qu'elle ne parlerait pas plus longtemps de ce sujet et elle commanda à ses filles de se tenir convenablement, car les bessonnes commen?aient à se moquer de leur père.
Quand celui-ci eut fini de souper, il essuya son couteau, le ferma et le mit dans sa poche, selon la coutume des hommes de la campagne, et il dit à sa famille:
--Allons faire un tour à la brune.
--Vas-y avec les fillettes: ce n'est pas prudent d'abandonner la maison.
--Je tiens, dit le père, que chacun ici mesure exactement le temps qu'il faut aux petites pour se rendre à l'école.
Plus morte que vive, assurée d'avoir affaire à un homme perdu quant à l'esprit, la b?cheronne, après avoir soigneusement essuyé la bouche des bessonnes, ferma son huis avec l'attention qu'elle apportait à toute chose. Et, résignée aux pires extrémités, elle suivit son ma?tre avec ses enfants.
La nuit, même en forêt, n'était pas complètement répandue. Deux minutes étaient à peine écoulées, que la mère Gilles tomba sur son derrière sans pousser un seul cri. Et elle s'obstinait à ne pas regarder dans une certaine direction, et elle voulait à toute force revenir vers sa chaumière.
Mais les bessonnes, comme leur maman, avaient aper?u les deux pavillons, et, elles, au contraire, émerveillées, voulaient aller vers ces jolies demeures. Elles tiraient leur mère par les bras.
On arriva rapidement au pied des pavillons. La mère était muette, les fillettes enthousiasmées comme
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