La canne de M. de Balzac | Page 3

Mme Émile de Girardin
l'honneur de son Dieu, et l'unique regret de
cet homme était de n'avoir pas eu une fille pour l'appeler AMÉNAÏDE.
TANCRÈDE DORIMONT! porter à la fois un nom de tragédie et un
vieux nom de comédie, et de plus être fait comme un héros de roman!
Recommandez donc à un banquier, à un notaire, à un chef de bureau
d'un ministère quelconque, un monsieur qui s'appelle Tancrède
Dorimont, et qui est beau comme un ange; je vous demande un peu si
cela est raisonnable.
--Nous n'avons que faire de ce bellâtre infatué de sa personne, diront
ces honnêtes gens; car les préjugés contre la beauté et l'élégance sont
aussi forts maintenant que les préjugés contre la noblesse, et l'homme
d'esprit se voit forcé de nos jours à prendre, pour cacher ses avantages,
toutes les peines qu'il prenait autrefois pour les faire valoir.
Si Tancrède avait eu de la fortune, il ne se serait point aperçu de son
malheur. Tout est permis à l'homme riche. Excepté d'être riche, on lui
pardonne tout. Mais pour celui qui doit faire sa fortune lui-même, de
certains ridicules sont des malheurs. Comment persuader à un homme
malpropre, mal fait, qui est chauve, qui a des lunettes bleues et des
dents noires, qu'un jeune homme beau comme Apollon, qui s'appelle
Tancrède, n'est pas un fat, un impertinent, un beau fils, un mirliflore et
un paresseux?--Et comment alors faire fortune quand on est beau
comme Apollon et qu'on a affaire toute sa vie à des hommes
malpropres, mal faits, qui sont chauves, qui ont des lunettes bleues et
des dents noires, et, de plus encore, toutes sortes de préventions contre
vous?
En arrivant à Paris, Tancrède avait remis lui-même chez le portier de M.
Nantua une lettre de recommandation qu'on lui avait donnée près de ce
riche banquier; il avait joint à cette lettre une carte de visite, sur
laquelle était son adresse.

Le lendemain, M. Nantua lui avait écrit de sa main un billet fort
aimable, par lequel il l'engageait à passer chez lui dans la journée. Les
offres de service les plus obligeantes faisaient de ce billet un gage de
bonheur; être protégé par M. Nantua, c'était déjà un succès.
Tout allait bien. Tancrède, rayonnant d'espérance, alla prendre un bain,
se fit couper les cheveux, mit son plus bel habit, et se dirigea vers la
demeure de celui qu'il nommait déjà son bienfaiteur. L'imprudent
comptait sur sa belle figure pour capter la bienveillance du banquier,
non pas parce qu'elle était belle, mais parce qu'elle rappelait le
charmant visage de sa mère, et Tancrède savait que cette ressemblance
ne serait pas indifférente à M. Nantua, ancien admirateur de madame
Dorimont.
M. Nantua venait de recevoir une nouvelle des plus importantes qui
dérangeait toutes ses combinaisons, lorsque Tancrède entra chez lui;
mais M. Nantua, comme tous les hommes qui font de grandes affaires,
n'aimait pas à paraître affairé; car c'est une chose à remarquer:
Les gens inutiles, qui ne font que de méchantes petites affaires, ont la
prétention de n'avoir pas un moment à eux; ils s'abîment dans des
paperasses innombrables, ils ne dorment pas, ils dînent en poste, ils
embrassent leur femme en mettant leurs gants, ils ne font leur barbe
qu'une fois par semaine; enfin ils s'épuisent à paraître occupés, afin de
se donner du crédit.
Les hommes très-occupés, au contraire, ont la prétention d'être toujours
libres; ils font les grands seigneurs oisifs; ils se posent comme de petits
Césars et dictent plusieurs lettres à la fois, d'un air nonchalant et distrait,
en prenant une tasse de thé ou de chocolat. Leur manie, c'est de ne pas
savoir comment ils sont devenus millionnaires.
Nous ne parlons pas de ceux dont l'activité est infatigable, qui
entreprennent plus d'affaires qu'ils n'en peuvent suivre. Ceux-là n'ont
pas même le temps d'avoir des prétentions.
L'homme dont il s'agit était de ceux qui ne veulent point paraître
occupés. Il cherchait avec beaucoup d'attention un papier, une note, un

rapport, que sais-je? il feuilletait avec inquiétude les paperasses d'un
carton, mais il ne voulait point paraître attacher à cette recherche trop
d'importance,--il ne voulait pas non plus l'interrompre un moment. Cela
était difficile, et voilà ce qu'il faisait.
Ses yeux poursuivaient avec avidité, parmi toutes ces écritures
différentes, le nom, la date, le chiffre qu'il voulait trouver, tandis que
son oreille à demi attentive s'efforçait de suivre la conversation.
On annonça M. Dorimont.
--Faites entrer.
--Vous êtes exact, dit le banquier au jeune homme sans lever la tête;
fort bien, c'est bon signe. J'ai dit onze heures: onze heures viennent de
sonner et vous voilà. C'est bien, j'aime l'exactitude. Dans les affaires
l'exactitude est une vertu.
--Je ne me serais pas pardonné de faire attendre une minute un homme
dont les instants doivent être si précieux, répondit le naïf Tancrède qui
croyait dire
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