La belle Gabrielle, vol. 1 | Page 3

Auguste Maquet
corps avait dressé des tentes. Crillon, absent la plus grande partie du jour, se reposait du service sur son premier capitaine. Un petit parc d'artillerie, installé sur la hauteur, amenait en inspection dans ces parages M. de Rosny, le futur Sully d'Henri IV, dont les prétentions sur ce chapitre étaient des plus impérieuses. Comme les gardes se recrutaient parmi les plus braves cadets des bonnes maisons, la compagnie était choisie, dans ce poétique séjour. Toutefois, on y mourait d'ennui et de misère. Adossés au monticule, ayant en face la Seine verte et calme, qui caressait comme un ruban de moire des ?les pittoresques, les pauvres gardes, br?lés par le radieux soleil, éblouis par la luxuriante verdure des trembles et des saules, se demandaient entre eux pourquoi les oiseaux fendaient l'air si joyeux, pourquoi les poissons sautaient si allègrement dans l'eau, pourquoi les agneaux bondissaient si gracieusement dans les paturages, alors qu'il était défendu aux soldats royalistes de toucher à toutes ces choses qui sont si bonnes, et que Dieu, dit-on, a créées pour le plaisir et les besoins de l'homme.
Parmi les plus désespérés de ces fant?mes errants, il en était un surtout qui se distinguait par ses hélas lugubres accompagnés d'une pantomime plus active que celle d'un moulin à vent. Ses deux bras battaient le vide lorsqu'ils n'étaient point occupés à ranger sur sa hanche gauche une longue épée pendue à un flasque baudrier de vache, laquelle épée, impatiente comme son ma?tre, revenait toujours en avant pour interroger, en la heurtant du pommeau, certaine pochette qui ne contenait qu'un petit couteau et un bout de mèche pour l'arquebuse.
Ce garde, c'était un jeune homme de vingt ans au plus, trapu, nerveux, au teint de bistre, ombragé par de longs cheveux noirs que les huiles du parfumeur n'avaient pas assouplies depuis le siège de Rouen, c'est-à-dire depuis près d'une année; ce jeune homme, disons-nous, lorsqu'il avait bien tourmenté ses bras et son épée, mettait sa main en guise de visière sur deux yeux dilatés et fixes comme ceux d'un aigle, et il fouillait de ce regard inquisiteur tout l'horizon de Médan à Saint-Germain, demi-cercle immense où Dieu s'est plu à accumuler les plus riches échantillons de ses oeuvres.
--Eh bien! Pontis, notre recrue, lui dit l'officier-capitaine qui se faisait coudre du ruban frais par son laquais, à l'ombre d'un tilleul chargé de fleurs, que voyez-vous de si beau dans les nuages? apercevrait-on d'ici le donjon de messieurs vos ancêtres? qui sait? ces nuages ont peut-être passé au-dessus?
--Sambioux, mon capitaine, repartit le jeune homme avec un sourire contraint, Pontis en Dauphiné est trop loin pour qu'on l'aper?oive. D'ailleurs, je n'y songe point, Pontis est à monsieur mon frère a?né qui m'en a mis poliment dehors. Et c'est heureux pour moi ajouta-t-il en for?ant de plus en plus son sourire, car si je me gobergeais chez moi, je n'aurais pas l'honneur de servir le roi sous vos ordres.
--Stérile honneur, grommela une voix sourde partie d'un groupe de gardes, gentilshommes huguenots, pittoresquement vautrés au penchant d'un tertre.
Ni Pontis, ni le capitaine ne feignirent d'avoir entendu. Celui-ci frisa ses rubans jonquille, celui-là reprit sa contemplation en murmurant:
--Oh! non, ce n'est pas les nuages que je regarde.
--Quoi donc, alors? dirent ensemble plusieurs compagnons qui se soulevèrent à demi autour de Pontis.
--J'admire, messieurs, toutes ces fumées noires, bleues et blondes qui montent des cheminées de Poissy.
--Eh! qu'avez-vous affaire de fumées? reprit le capitaine; fumée est vide!
Pontis, comme plongé dans une mélancolique extase:
--Oh! dit-il, la fumée bleue me représente une eau bouillante dans laquelle se peuvent cuire oeufs, poissons et menus abattis de volailles; la rousse me semble née d'un gril chargé de c?telettes et de saucisses; la noire vient tout simplement des fours de boulangers... On fait de si bon pain à Poissy!
--Nous ne sommes pas à Poissy, répondit philosophiquement un des gardes qui s'étendit sur l'herbe br?lée; nous sommes sur les terres de Sa Majesté.
--Dirai-je très-chrétienne? demanda un autre d'un ton goguenard.
--Pas encore mais bient?t, j'espère, dit vivement Pontis. Le roi nous fait mourir de faim parce qu'il n'est pas catholique. Que ne l'est-il?
--Eh! eh! monsieur de la messe, crièrent au jeune homme plusieurs huguenots réveillés par ce souhait de Pontis, si vous n'êtes pas de la religion, n'en dégo?tez pas les autres.
Le capitaine s'éloigna en chantonnant, pour ne point se compromettre.
--Ma foi! messieurs, dit Pontis, ne chicanez pas pour si peu; nous sommes bien tous de la même église, allez!
--Bah! firent les huguenots, depuis quand?
--Sambioux? nous sommes tous d'une religion dans laquelle personne ne boit ni ne mange.
Un famélique éclat de rire accueillit funèbrement cette saillie de Pontis.
--Je disais donc, continua-t-il encouragé, que toutes ces fumées de là-bas sont catholiques, que Paris est catholique, que ces chateaux qui nous environnent et qui nous narguent sont catholiques. Je veux être pendu si tout ce qu'il y a de
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