il disait ces mots: ecce Deus fortior me qui veniens
dominabitur mihi.[6] Puis l'esprit animal qui habite là où tous les
esprits sensitifs apportent leurs perceptions[7] fut saisi d'étonnement et,
s'adressant spécialement à l'esprit de la vision, dit ces mots: apparuit
jam beatitudo vostra[8]. Puis, l'esprit naturel qui réside là où s'articule
la parole[9] se mit à pleurer, et en pleurant il disait: heu miser! quia
frequenter impeditus ero deinceps.[10]
Depuis ce temps, je dis que l'Amour devint seigneur et maître de mon
âme, et mon âme lui fut aussitôt unie si étroitement qu'il commença à
prendre sur moi, par la vertu que lui communiquait mon imagination,
une domination telle qu'il fallut m'en remettre complètement à son bon
plaisir.
Il me commandait souvent de chercher à voir ce jeune ange; et c'est
ainsi que dans mon enfance (puerizia) je m'en allais souvent chercher
après elle. Et je lui voyais une apparence si noble et si belle que certes
on pouvait lui appliquer cette parole d'Homère. «Elle paraissait non la
fille d'un homme mais celle d'un Dieu.»[11]
Et, bien que son image ne me quittât pas, m'encourageant ainsi à me
soumettre à l'Amour, elle avait une fierté si noble qu'elle ne permit
jamais que l'Amour me dominât par delà des conseils fidèles de la
raison tels qu'il est si utile de les entendre dans ces sortes de choses.
Aussi, comme il peut paraître fabuleux que tant de jeunesse ait pu
maîtriser ainsi ses passions et ses impulsions, je me tairai et, laissant de
côté beaucoup de choses qui pourraient être prises là d'où j'ai tiré
celles-ci[12], j'en arriverai à ce qui a imprimé les traces les plus
profondes dans ma mémoire.
NOTES:
[1] Commentaire du chap. I.
[2] Le Soleil.
[3] Commentaire du ch. II.
[4] Révolution qui s'opère en cent ans (Tutto quel cielo si muove
seguendo il movimento della stellata spera, da occidente a oriente, in
cento anni uno grado). Tous ces passages se rapportent à la conception
de la cosmographie céleste qui se trouve longuement développée dans,
Il Convito (tratt. ii, ch. II et XV).
[5] Beatrice est toujours représentée, jusque dans les régions célestes,
vêtue de rouge, couleur noble sans doute aux yeux du Poète.
[6] Voici un Dieu plus fort que moi, qui viendra me dominer.
[7] Le cerveau.
[8] C'est votre Béatitude qui vous est apparue.
[9] Dans le texte: ove si ministrato nutrimento nostro. Je me suis
permis de traduire autrement cette phrase. Fraticelli l'a également
interprétée dans son commentaire par: lo spirito vocale.
[10] «Malheureux que je suis, je vais me trouver souvent bien
empêché.» Nous trouvons plusieurs fois le mot impeditus employé dans
le sens de embarrassé, troublé.
[11] C'est d'Hélène passant devant la foule qu'Homère parlait ainsi.
[12] C'est-à-dire de mon esprit.
CHAPITRE III
Après que furent passées neuf années juste[1] depuis la première
apparition de cette charmante femme et le dernier jour, je la rencontrai
vêtue de blanc, entre deux dames plus âgées. Comme elle passait dans
une rue, elle jeta les yeux du côté où je me trouvais, craintif, et, avec
une courtoisie infinie, dont elle est aujourd'hui récompensée dans
l'autre vie[2], elle me salua si gracieusement qu'il me sembla avoir
atteint l'extrémité de la Béatitude. L'heure où m'arriva ce doux salut
était précisément la neuvième de ce jour. Et comme c'était la première
fois que sa voix parvenait à mes oreilles, je fus pris d'une telle douceur
que je me sentis comme ivre, et je me séparai aussitôt de la foule.
Rentré dans ma chambre solitaire, je me mis à penser à elle et à sa
courtoisie, et en y pensant je tombai dans un doux sommeil où
m'apparut une vision merveilleuse.
Il me sembla voir dans ma chambre un petit nuage couleur de feu dans
lequel je distinguais la figure d'un personnage d'aspect inquiétant pour
qui le regardait[3]; et il montrait lui-même une joie vraiment
extraordinaire, et il disait beaucoup de choses dont je ne comprenais
qu'une partie, où je distinguais seulement: «Ego dominus tuus.»[4] Il
me semblait voir dans ses bras une personne endormie, nue[5], sauf
qu'elle était légèrement recouverte d'un drap de couleur rouge. Et en
regardant attentivement, je connus que c'était la dame du salut, celle qui
avait daigné me saluer le jour d'avant. Et il me semblait qu'il tenait dans
une de ses mains une chose qui brûlait, et qu'il me disait: «Vide cor
tuum.»[6] Et quand il fut resté là un peu de temps, il me semblait qu'il
réveillait celle qui dormait, et il s'y prenait de telle manière qu'il lui
faisait manger cette chose qui brûlait dans sa main, et qu'elle mangeait
en hésitant. Après cela, sa joie ne tardait pas à se convertir en des
larmes amères; et, prenant cette femme dans ses bras, il me semblait
qu'il s'en allait avec
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.