La Terre | Page 4

Emile Zola
sous le ciel de cendre. Ils étaient retombés dans leur
silence, ils n'ouvrirent plus la bouche, comme envahis par la gravité
réfléchie de cette Beauce, si triste et si féconde.
Lorsqu'ils arrivèrent, la grande cour carrée de la Borderie, fermée de
trois côtés par les bâtiments des étables, des bergeries et des granges,
était déserte. Mais, tout de suite, sur le seuil de la cuisine, parut une
jeune femme, petite, l'air effronté et joli.
--Quoi donc, Jean, on ne mange pas, ce matin?
--J'y vais, madame Jacqueline.
Depuis que la fille à Cognet, le cantonnier de Rognes, la Cognette
comme on la nommait, quand elle lavait la vaisselle de la ferme à
douze ans, était montée aux honneurs de servante-maîtresse, elle se
faisait traiter en dame, despotiquement...
--Ah! c'est toi, Françoise, reprit-elle. Tu viens pour le taureau... Eh bien!
tu attendras. Le vacher est à Cloyes, avec monsieur Hourdequin. Mais
il va revenir, il devrait être ici.
Et, comme Jean se décidait à entrer dans la cuisine, elle le prit par la
taille, se frottant à lui d'un air de rire, sans s'inquiéter d'être vue, en
amoureuse gourmande qui ne se contentait pas du maître.
Françoise, restée seule, attendit patiemment, assise sur un banc de
pierre, devant la fosse à fumier, qui tenait un tiers de la cour. Elle
regardait sans pensée une bande de poules, piquant du bec et se
chauffant les pattes sur cette large couche basse, que le refroidissement
de l'air faisait fumer, d'une petite vapeur bleue. Au bout d'une
demi-heure, lorsque Jean reparut, achevant une tartine de beurre, elle
n'avait pas bougé. Il s'assit près d'elle, et comme la vache s'agitait, se
battait de sa queue en meuglant, il finit par dire:
--C'est ennuyeux que le vacher ne rentre pas.
La jeune fille haussa les épaules. Rien ne la pressait. Puis, après un

nouveau silence:
--Alors, Caporal, c'est Jean tout court qu'on vous nomme?
--Mais non, Jean Macquart.
--Et vous n'êtes pas de nos pays?
--Non, je suis Provençal, de Plassans, une ville, là-bas.
Elle avait levé les yeux pour l'examiner, surprise qu'on pût être de si
loin.
--Après Solférino, continua-t-il, il y a dix-huit mois, je suis revenu
d'Italie avec mon congé, et c'est un camarade qui m'a amené par ici...
Alors, voilà, mon ancien métier de menuisier ne m'allait plus, des
histoires m'ont fait rester à la ferme.
--Ah! dit-elle simplement, sans le quitter de ses grands yeux noirs.
Mais, à ce moment, la Coliche prolongea son meuglement désespéré de
désir; et un souffle rauque vint de la vacherie, dont la porte était
fermée.
--Tiens! cria Jean, ce bougre de César l'a entendue!... Écoute, il
cause-là dedans... Oh! il connaît son affaire, on ne peut en faire entrer
une dans la cour, sans qu'il la sente et qu'il sache ce qu'on lui veut...
Puis, s'interrompant:
--Dis donc, le vacher a dû rester avec monsieur Hourdequin... Si tu
voulais, je t'amènerais le taureau. Nous ferions bien ça, à nous deux.
--Oui, c'est une idée, dit Françoise, qui se leva.
Il ouvrait la porte de la vacherie, lorsqu'il demanda encore:
--Et ta bête, faut-il l'attacher?
--L'attacher, non, non! pas la peine!... Elle est bien prête, elle ne
bougera seulement point.
La porte ouverte, on aperçut, sur deux rangs, aux deux côtés de l'allée
centrale, les trente vaches de la ferme, les unes couchées dans la litière,
les autres broyant les betteraves de leur auge; et, de l'angle où il se
trouvait, l'un des taureaux, un hollandais noir taché de blanc, allongeait
la tête, dans l'attente de sa besogne.
Dès qu'il fut détaché, César, lentement, sortit. Mais tout de suite il
s'arrêta, comme surpris par le grand air et le grand jour; et il resta une
minute immobile, raidi sur les pieds, la queue nerveusement balancée,
le cou enflé, le mufle tendu et flairant. La Coliche, sans bouger,
tournait vers lui ses gros yeux fixes, en meuglant plus bas. Alors, il
s'avança, se colla contre elle, posa la tête sur la croupe, d'une courte et

rude pression; sa langue pendait, il écarta la queue, lécha jusqu'aux
cuisses; tandis que, le laissant faire, elle ne remuait toujours pas, la
peau seulement plissée d'un frisson. Jean et Françoise, gravement, les
mains ballantes, attendaient.
Et, quand il fut prêt, César monta sur la Coliche, d'un saut brusque,
avec une lourdeur puissante qui ébranla le sol. Elle n'avait pas plié, il la
serrait aux flancs de ses deux jambes. Mais elle, une cotentine de
grande taille, était si haute, si large pour lui, de race moins forte, qu'il
n'arrivait pas. Il le sentit, voulut se remonter, inutilement.
--Il est trop petiot, dit Françoise.
--Oui, un peu, dit Jean. Ça ne fait rien, il entrera tout de même.
Elle hocha la tête; et, César tâtonnant encore, s'épuisant, elle se décida.
--Non, faut l'aider... S'il
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