l'ancien Dunois, devenu aujourd'hui l'arrondissement de
Châteaudun, entre le Perche et la Beauce, et à la lisière même de
celle-ci, à cet endroit où les terres moins fertiles lui font donner le nom
de Beauce pouilleuse. Lorsque Jean fut au bout du champ, il s'arrêta
encore, jeta un coup d'oeil en bas, le long du ruisseau de l'Aigre, vif et
clair à travers les herbages, et que suivait la route de Cloyes, sillonnée
ce samedi-là par les carrioles des paysans allant au marché. Puis, il
remonta.
Et toujours, et du même pas, avec le même geste, il allait au nord, il
revenait au midi, enveloppé dans la poussière vivante du grain; pendant
que, derrière, la herse, sous les claquements du fouet, enterrait les
germes, du même train doux et comme réfléchi. De longues pluies
venaient de retarder les semailles d'automne; on avait encore fumé en
août, et les labours étaient prêts depuis longtemps, profonds, nettoyés
des herbes salissantes, bons à redonner du blé, après le trèfle et l'avoine
de l'assolement triennal. Aussi la peur des gelées prochaines,
menaçantes à la suite de ces déluges, faisait-elle se hâter les
cultivateurs. Le temps s'était mis brusquement au froid, un temps
couleur de suie, sans un souffle de vent, d'une lumière égale et morne
sur cet océan de terre immobile. De toutes parts, on semait: il y avait un
autre semeur à gauche, à trois cents mètres, un autre plus loin, vers la
droite; et d'autres, d'autres encore s'enfonçaient en face, dans la
perspective fuyante des terrains plats. C'étaient de petites silhouettes
noires, de simples traits de plus en plus minces, qui se perdaient à des
lieues. Mais tous avaient le geste, l'envolée de la semence, que l'on
devinait comme une onde de vie autour d'eux. La plaine en prenait un
frisson, jusque dans les lointains noyés, où les semeurs épars ne se
voyaient plus.
Jean descendait pour la dernière fois, lorsqu'il aperçut, venant de
Rognes, une grande vache rousse et blanche, qu'une jeune fille, presque
une enfant, conduisait à la corde. La petite paysanne et la bête suivaient
le sentier qui longeait le vallon, au bord du plateau; et, le dos tourné, il
avait achevé l'emblave en remontant, lorsqu'un bruit de course, au
milieu de cris étranglés, lui fit de nouveau lever la tête, comme il
dénouait son semoir pour partir. C'était la vache emportée, galopant
dans une luzernière, suivie de la fille qui s'épuisait à la retenir. Il
craignit un malheur, il cria:
--Lâche-la donc!
Elle n'en faisait rien, elle haletait, injuriait sa vache, d'une voix de
colère et d'épouvante.
--La Coliche! veux-tu bien, la Coliche!... Ah! sale bête!... Ah! sacrée
rosse!
Jusque-là, courant et sautant de toute la longueur de ses petites jambes,
elle avait pu la suivre. Mais elle buta, tomba une première fois, se
releva pour retomber plus loin; et, dès lors, la bête s'affolant, elle fut
traînée. Maintenant, elle hurlait. Son corps, dans la luzerne, laissait un
sillage.
--Lâche-la donc, nom de Dieu! continuait à crier Jean. Lâche-la donc!
Et il criait cela machinalement, par terreur; car il courait lui aussi, en
comprenant enfin: la corde devait s'être nouée autour du poignet, serrée
davantage à chaque nouvel effort. Heureusement, il coupa au travers
d'un labour, arriva d'un tel galop devant la vache, que celle-ci, effrayée,
stupide, s'arrêta net. Déjà, il dénouait la corde, il asseyait la fille dans
l'herbe.
--Tu n'as rien de cassé?
Mais elle ne s'était pas même évanouie. Elle se mit debout, se tâta,
releva ses jupes jusqu'aux cuisses, tranquillement, pour voir ses genoux
qui la brûlaient, si essoufflée encore, qu'elle ne pouvait parler.
--Vous voyez, c'est là, ça me pince... Tout de même, je remue, il n'y a
rien... Oh! j'ai eu peur! Sur le chemin, j'étais en bouillie!
Et, examinant son poignet forcé, cerclé de rouge, elle le mouilla de
salive, y colla ses lèvres, en ajoutant avec un grand soupir, soulagée,
remise:
--Elle n'est pas méchante, la Coliche. Seulement, depuis ce matin, elle
nous fait rager, parce qu'elle est en chaleur... Je la mène au taureau, à la
Borderie.
--A la Borderie, répéta Jean. Ça se trouve bien, j'y retourne, je
t'accompagne.
Il continuait à la tutoyer, la traitant en gamine, tellement elle était fine
encore pour ses quatorze ans. Elle, le menton levé, regardait d'un air
sérieux ce gros garçon châtain, aux cheveux ras, à la face pleine et
régulière, dont les vingt-neuf ans faisaient pour elle un vieil homme.
--Oh! je vous connais, vous êtes Caporal, le menuisier qui est resté
comme valet chez M. Hourdequin.
A ce surnom, que les paysans lui avaient donné, le jeune homme eut un
sourire; et il la contemplait à son tour, surpris de la trouver presque
femme déjà, avec sa petite gorge dure qui se formait, sa face allongée
aux yeux noirs très profonds,
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