La San-Felice | Page 7

Alexandre Dumas, père
de discuter avec vous.
--Et si, cependant, il la commettait, cette erreur, et qu'au lieu de la
reconnaître, il y persistât, que dirait Votre Éminence?
--Je dirais, monsieur, que, s'écartant des lois reconnues par tous les
peuples civilisés, lois que la France, qui se prétend à la tête de la
civilisation, doit connaître mieux qu'aucun autre pays, il doit s'attendre
à être traité lui-même en barbare. Et, comme il n'y a pas de forteresse
imprenable, et que, par conséquent, le fort Saint-Elme serait pris un
jour ou l'autre, ce jour-là, lui et la garnison seraient pendus aux
créneaux de la citadelle.
--Diable! comme vous y allez, monseigneur! dit le faux secrétaire avec
une feinte gaieté.
--Et ce n'est pas le tout! dit le cardinal en se levant à la force de ses
poignets appuyés sur la table et en regardant fixement l'ambassadeur.
--Comment, ce n'est pas le tout? Il lui arriverait donc encore quelque
chose après avoir été pendu?
--Non, mais avant de l'être, monsieur.
--Et que lui arriverait-il, monseigneur?
--Il lui arriverait que le cardinal Ruffo, regardant comme indigne de son
caractère et de son rang de discuter plus longtemps les intérêts des rois
et la vie des hommes avec un coquin de son espèce, l'inviterait à sortir

de sa maison, et, s'il n'obéissait pas à l'instant même, le ferait jeter par
la fenêtre.
Le plénipotentiaire tressaillit.
--Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voix jusqu'à la courtoisie et
son visage jusqu'au sourire, comme vous n'êtes point le commandant du
château Saint-Elme, que vous êtes seulement son envoyé, je me
contenterai de vous prier, monsieur, de lui reporter mot pour mot la
conversation que nous venons d'avoir ensemble, en l'assurant bien
positivement qu'il est tout à fait inutile qu'il tente à l'avenir aucune
nouvelle négociation avec moi.
Sur quoi, le cardinal s'inclina, et, d'un geste moitié poli, moitié
impératif, indiqua la porte au colonel, qui sortit, plus furieux encore de
voir sa spéculation manquée qu'humilié de l'injure qui lui était faite.

LXXXV
OU IL EST PROUVÉ QUE FRÈRE JOSEPH VEILLAIT SUR
SALVATO
C'était pendant la matinée du 27 que Salvato et Luisa avaient quitté le
Château-Neuf pour le fort Saint-Elme: le même jour, les châteaux
devaient être rendus aux Anglais, et les patriotes embarqués.
Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaient pu voir les Anglais
prendre possession des forts et les patriotes descendre dans les tartanes.
Quoique tout parût s'accomplir loyalement et selon les conditions du
traité, Salvato conserva les doutes qu'il avait conçus sur sa complète
exécution.
Il est vrai que, pendant tout le jour et pendant toute la soirée du 27, le
vent avait soufflé de l'ouest, et s'était opposé à ce que les tartanes
missent à la voile.

Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le vent avait sauté au
nord-nord-ouest, et, par conséquent, était devenu tout à fait favorable
au départ; cependant, les tartanes ne bougeaient pas.
Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, les regardait inquiet du haut
des remparts, lorsqu'il fut joint par le colonel Mejean, lequel lui
annonça que, contre son attente, le lieutenant-colonel étant de retour au
fort vingt-quatre heures plus tôt qu'il ne le pensait, rien ne s'opposait à
ce qu'il l'accompagnât dans la course qu'il comptait faire la prochaine
nuit.
La chose fut donc arrêtée.
La journée se passa en conjectures. Le vent continuait d'être favorable,
et Salvato ne voyait faire aucun préparatif de départ. Sa conviction était
qu'il se préparait quelque catastrophe.
Du point élevé où il se trouvait, il planait sur tout le golfe, et pouvait
voir, à l'aide d'une longue-vue, tout ce qui se passait dans les tartanes et
même sur les vaisseaux de guerre.
Vers cinq heures, une barque, montée par un officier et quelques marins,
se détacha des flancs du Foudroyant et s'avança vers l'une des tartanes.
Il se fit alors un grand mouvement à bord de la tartane que la barque
venait d'accoster; douze personnes furent tirées de la tartane et
descendirent dans la barque; puis la barque volta et rama de nouveau
vers le Foudroyant, sur le pont duquel montèrent les douze patriotes,
qui bientôt, pour ne plus reparaître, s'enfoncèrent dans les flancs du
vaisseau.
Ce fait, dont Salvato cherchait en vain l'explication, lui donna beaucoup
à penser.
La nuit vint. Cette excursion que devait faire Mejean inquiétait Luisa.
Salvato lui en expliqua la cause en lui faisant part du marché qu'il avait
conclu avec Mejean et moyennant lequel il avait acheté leur commun
salut.

Luisa serra la main de Salvato.
--N'oublie pas, au besoin, lui dit-elle, que j'ai toute une fortune chez les
pauvres Backer.
--Mais à cette fortune, qui n'est point entièrement à toi, répondit en
souriant Salvato, n'était-il pas convenu que nous ne toucherions qu'à la
dernière extrémité?
Luisa fit un signe affirmatif.
Une heure avant, la sortie du fort,
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