La San-Felice, Tome IV | Page 5

Alexandre Dumas, père
fait, tu le souffriras, morbleu!
--Cependant, sire...
--Silence!
Le ma?tre de poste entra.
--Les chevaux sont à la voiture de Leurs Excellences, dit-il.
Puis il demeura étonné; il lui sembla qu'il s'était fait entre les deux voyageurs un changement dont il ne se rendait pas bien compte, et que l'habit brodé avait changé de dos et les cordons de poitrine.
Pendant ce temps, le roi drapait le manteau sur les épaules de d'Ascoli.
--Son Excellence, dit le roi, pour ne pas être dérangée pendant la route, voudrait payer les postes jusqu'à Terracine.
--Rien de plus facile, dit le ma?tre de poste: nous avons huit postes un quart; à deux francs par cheval, c'est treize ducats; deux chevaux de renfort à deux francs, un ducat;--quatorze ducats.--Combien Leurs Excellences payent-elles leurs postillons?
--Un ducat, s'ils marchent bien; seulement, nous ne payons pas d'avance les postillons, attendu qu'ils ne marcheraient pas s'ils étaient payés.
--Avec un ducat de guides, dit le ma?tre de poste s'inclinant devant d'Ascoli, Votre Excellence doit marcher comme le roi.
--Justement, s'écria Ferdinand, c'est comme le roi que Son Excellence veut marcher.
--Mais il me semble, dit le ma?tre de poste, s'adressant toujours à d'Ascoli, que, si Son Excellence est aussi pressée que cela, on pourrait envoyer un courrier en avant pour faire préparer les chevaux.
--Envoyez, envoyez! s'écria le roi. Son Excellence n'y pensait pas. Un ducat pour le courrier, un demi-ducat pour le cheval, c'est quatre ducats de plus pour le cheval; quatorze et quatre, dix-huit ducats; en voici vingt. La différence sera pour le dérangement que nous avons causé dans votre h?tel.
Et le roi, fouillant dans la poche du gilet du duc, paya avec l'argent du duc, riant du bon tour qu'il lui faisait.
L'h?te prit une chandelle et éclaira d'Ascoli, tandis que Ferdinand, plein de soins, lui disait:
--Que Votre Excellence prenne garde, il y a ici un pas; que Votre Excellence prenne garde, il y a une marche qui manque à l'escalier; que Votre Excellence prenne garde, il y a un morceau de bois sur son chemin.
En arrivant à la voiture, d'Ascoli, par habitude sans doute, se rangea pour que le roi montat le premier.
--Jamais, jamais, s'écria le roi en s'inclinant et en mettant le chapeau à la main. Après Votre Excellence.
D'Ascoli monta le premier et voulut prendre la gauche.
--La droite, Excellence, la droite, dit le roi; c'est déjà trop d'honneur pour moi de monter dans la même voiture que Votre Excellence.
Et, montant après le duc, le roi se pla?a à sa gauche.
En un tour de main, un postillon avait sauté à cheval et avait lancé la voiture au galop dans la direction de Velletri.
--Tout est payé jusqu'à Terracine, excepté le postillon et le courrier, cria le ma?tre de poste.
--Et Son Excellence, dit le roi, paye doubles guides.
Sur cette séduisante promesse, le postillon fit claquer son fouet, et le cabriolet partit au galop, dépassant des ombres que l'on voyait se mouvoir aux deux c?tés du chemin avec une extraordinaire vélocité.
Ces ombres inquiétèrent le roi.
--Mon ami, demanda-t-il au postillon, quels sont donc ces gens qui font même route que nous et qui courent comme des dératés?
--Excellence, répondit le postillon, il para?t qu'il y a eu aujourd'hui une bataille entre les Fran?ais et les Napolitains, et que les Napolitains ont été battus; ces gens-là sont des gens qui se sauvent.
--Par ma foi, dit le roi à d'Ascoli, je croyais que nous étions les premiers; nous sommes distancés. C'est humiliant. Quels jarrets vous ont ces gaillards-là! Six francs de guides, postillon, si vous les dépassez.

LVII
LES INQUIéTUDES DE NELSON
Tandis que, sur la route d'Albano à Velletri, le roi Ferdinand luttait de vitesse avec ses sujets, la reine Caroline, qui ne connaissait encore que les succès de son auguste époux, faisait, selon ses instructions, chanter des Te Deum dans toutes les églises et des cantates dans tous les théatres. Chaque capitale, Paris, Vienne, Londres, Berlin, a ses po?tes de circonstance; mais, nous le disons hautement, à la gloire des muses italiennes, nul pays, sous le rapport de la louange rhythmée, ne peut soutenir la comparaison avec Naples. Il semblait que, depuis le départ du roi et surtout depuis ses succès, leur véritable vocation se f?t tout à coup révélée à deux ou trois mille po?tes. C'était une pluie d'odes, de cantates, de sonnets, d'acrostiches, de quatrains, de distiques qui, déjà montée à l'averse, mena?ait de tourner au déluge; la chose était arrivée à ce point que, jugeant inutile d'occuper le po?te officiel de la cour, le signor Vacca, à un travail auquel tant d'autres paraissaient s'être voués, la reine l'avait fait venir à Caserte, lui donnant la charge de choisir entre les deux ou trois cents pièces de vers qui arrivaient chaque jour de tous les quartiers de Naples, les dix ou douze élucubrations poétiques qui mériteraient d'être lues au théatre, quand il y avait soirée extraordinaire au chateau, et dans le salon, quand
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