La San-Felice, Tome I | Page 8

Alexandre Dumas, père
une rose
et un chardon, au milieu de trois couronnes impériales.
Celui-là, c'était sir William Hamilton, frère de lait du roi George III, et
depuis trente-cinq ans ambassadeur de la Grande-Bretagne près la cour

des Deux-Siciles.
Les trois autres étaient le marquis Malaspina, aide de camp du roi;
l'Irlandais Jean Acton, son premier ministre, et le duc d'Ascoli, son
chambellan et son ami.
Le second groupe, qui semblait un tableau peint par Angelica
Kauffmann, se composait de deux femmes auxquelles, même dans
l'ignorance de leur rang et de leur célébrité, il eût été impossible à
l'observateur le plus indifférent de ne pas donner une attention
particulière.
La plus âgée de ces femmes, quoique ayant passé la jeune et brillante
période de la vie, avait conservé des restes remarquables de beauté; sa
taille, plutôt grande que petite, commençait à s'épaissir sous un
embonpoint que sa grande fraîcheur eût pu faire accuser de précocité si
quelques rides profondes, creusées sur l'ivoire d'un front large et
dominateur, plus encore par les préoccupations de la politique et la
pesanteur de la couronne que par l'âge lui-même, n'avaient révélé les
quarante-cinq ans qu'elle était sur le point d'atteindre; ses cheveux
blonds, d'une finesse rare, d'une nuance charmante, encadraient
admirablement un visage dont l'ovale primitif s'était légèrement
déformé sous les contractions de l'impatience et de la douleur. Ses yeux
bleus, fatigués et distraits, jetaient, lorsque la pensée venait tout à coup
les animer, un feu sombre et, en quelque sorte, électrique, qui, après
avoir été le reflet de l'amour, puis la flamme de l'ambition, était devenu
l'éclair de la haine; ses lèvres humides et carminées, dont l'inférieure,
plus avancée que la supérieure, donnait dans certains moments une
indicible expression de dédain à son visage, s'étaient séchées et avaient
pâli sous les morsures incessantes de dents toujours belles et éclatantes
comme des perles. Le nez et le menton étaient restés d'une pureté
grecque; le cou, les épaules et les bras demeuraient irréprochables.
Cette femme, c'était la fille de Marie-Thérèse, la soeur de
Marie-Antoinette; c'était Marie-Caroline d'Autriche, la reine des
Deux-Siciles, l'épouse de Ferdinand IV, que, pour des raisons que nous
verrons se développer plus tard, elle avait pris en indifférence d'abord,
puis en dégoût, puis en mépris. Elle en était à cette troisième phase, qui

ne devait pas être la dernière, et les nécessités politiques rapprochaient
seules les illustres époux, qui, en dehors de cela, vivaient complétement
séparés, le roi chassant dans ses forêts de Lincola, de Persano, d'Astroni,
et se reposant dans son harem de San-Leucio la reine faisant de la
politique, à Naples, à Caserte ou à Portici, avec son ministre Acton, ou
se reposant sous les berceaux d'orangers avec sa favorite Emma Lyonna,
en ce moment couchée à ses pieds, comme une esclave reine.
Il suffisait, au reste, de jeter un regard sur cette dernière pour
comprendre non-seulement la faveur tant soit peu scandaleuse dont elle
jouissait près de Caroline, mais encore les enthousiasmes frénétiques
soulevés par cette enchanteresse chez les peintres anglais, qui la
représentèrent sous toutes les formes, et les poëtes napolitains qui la
chantèrent sur tous les tons; si la nature humaine peut arriver à la
perfection de la beauté, certes Emma Lyonna avait atteint à cette
perfection. Sans doute, dans ses intimités avec quelque moderne
Sappho, elle avait hérité de cette essence précieuse donnée à Phaon par
Vénus, pour se faire irrésistiblement aimer; l'oeil étonné semblait, en se
fixant sur elle, ne distinguer d'abord les contours de ce corps admirable
qu'à travers la vapeur de volupté qui émanait de lui; puis, peu à peu, le
regard perçait le nuage et la déesse transparaissait.
Essayons de peindre cette femme, qui descendit dans les abîmes les
plus profonds de la misère et atteignit les plus splendides sommets de la
prospérité, et qui, à l'époque où elle nous apparaît, eût pu rivaliser
d'esprit, de grâce et de beauté avec la Grecque Aspasie, l'Égyptienne
Cléopâtre et la Romaine Olympia.
Elle était ou du moins paraissait arrivée à cet âge qui donne à la femme
l'apogée des accomplissements physiques; sa personne, lorsque l'oeil
essayait de la détailler, offrait au regard comme un éblouissement
successif; ses cheveux châtains encadraient un visage rond comme
celui de la jeune fille qui touche à peine à la puberté; ses yeux irisés,
dont il eût été impossible de déterminer la couleur, étincelaient sous
deux sourcils que l'on eût crus dessinés par le pinceau de Raphaël; son
cou flexible et blanc comme celui du cygne; ses épaules et ses bras,
dont la souplesse, la douce rondeur, la grâce charmante rappelaient, non

pas les froides créations du ciseau antique, mais les marbres suaves et
palpitants de Germain Pilon, le disputaient à ces marbres mêmes en
fermeté et en veines d'azur; la bouche, semblable à celle de cette
princesse, filleule d'une fée, qui à chaque parole
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