l'autre. Il
faut entrer, toutefois, dans l'esprit de ce temps, et comprendre qu'alors
verser le sang n'était pas un crime. C'est seulement à cette condition
qu'on peut supporter cette série de meurtres qui se suivent l'un l'autre,
coup pour coup, et que, tout en nageant dans le sang, on peut ne pas
fermer les yeux sur la fermeté, la grandeur d'âme, les nobles sentiments,
les fortes passions, les événements extraordinaires qui se révèlent sous
ces dehors terribles. Et certes il y en a assez pour attirer l'attention, pour
toucher et émouvoir, pour frapper et saisir, pour faire trembler et frémir,
comme aussi pour provoquer des larmes.
Quelle abondance, quelle multiplicité n'y trouve-t-on pas de caractères
complètement tracés et bien soutenus? C'est là, si l'on fait attention à
l'époque de la Saga, tout ce qu'on peut demander en fait d'art historique:
un récit véridique, qui va droit au fond du coeur, simple et rude, sans
ornement et sans éclat, mais toujours marchant à son noble but, faire
aimer ce qui est grand, faire condamner ce qui est méprisable. Quel
homme que ce Gunnar! Brave quand il faut l'être, mais ami de la paix,
l'effroi de ses ennemis, et en même temps le plus noble des hommes. Il
n'aime pas à se faire valoir devant les autres, à se vanter de sa
renommée, à se mettre en vue, et pourtant il s'élève au-dessus de tous.
Cette grandeur, cette véritable noblesse se communique à tout ce qui
passe près de lui, jusqu'au chien Sam qui tout d'abord le reconnaît pour
son maître, devine en quelque sorte sa pensée et donne sa vie pour lui
en hurlant pour l'avertir. Sa querelle avec Halgerd n'en est que plus
saisissante. La beauté et les qualités brillantes s'allient en elle à la plus
terrible passion de vengeance. Pour se venger elle commet le plus bas,
le plus méprisable de tous les actes humains, elle vole. Pour se venger
elle refuse à son mari la suprême ressource, une boucle de ses cheveux
pour faire une corde d'arc, et elle le livre ainsi froidement à la mort.
C'est à mon sens, le comble de l'art, ou plutôt la nature même prise sur
le fait, que cet admirable instinct de fidélité chez un animal mis en face
de la révoltante froideur d'une femme avide de vengeance. Njal aussi
est noble, mais d'une autre façon. Il a de braves fils, mais lui-même ne
se sert jamais d'aucune arme. La droiture s'allie chez lui à un calme
admirable, qui le suit jusqu'à la mort quand il se couche avec sa femme
et son enfant sur le lit où ils vont mourir; et ce calme prend à son tour
une teinte de prudence pleine de finesse, qui ne fait jamais le mal, mais
regarde en face les événements sans s'émouvoir et choisit en toute
circonstance le moyen le plus sûr pour atteindre son but. Ce n'est pas
sans raison que le récit tout entier est lié à sa vie, et tourne en quelque
sorte autour de lui. Il est le héros du récit, sans en être le personnage
actif. Il est là, comme un rocher dans la mer, de tous côtés environné de
récifs où les flots viennent se briser autour de lui sans troubler son
calme, et c'est par là que toute cette histoire, qui autrement se résoudrait
en morceaux détachés, trouve son centre et son lien. La vie de Gunnar,
la mort de Njal, la vengeance de Kari sont autant d'événements qui, pris
séparément, peuvent faire l'objet d'un récit, et ici, tout mêlés qu'ils sont
à bien d'autres événements, ils tiennent ensemble et forment un tout.
Chaque personnage, pris en lui-même, est peut-être plus remarquable
que Njal, mais là encore c'est le comble de l'art, ou plutôt c'est la nature
même que d'avoir su mettre chaque personnage à sa vraie place, en face
des autres, pour laisser Njal s'élever au-dessus de tous. Voilà la vraie
épopée. À côté de Njal est Bergthora. Elle s'attache à lui comme le flot
qui vient laver le pied de la montagne. Elle aussi sent au fond du coeur
le courroux et la vengeance,--peut-être l'auteur a-t-il pensé que telle est
la nature de la femme, toute les fois qu'elle s'épanche violemment au
dehors,--mais c'est la vengeance contre un ennemi, contre une femme
ennemie. Elle excite ses fils, mais elle met tranquillement sa tête sur le
sein de son mari; la volonté de son mari est pour elle une loi, et son
unique plaisir est ce qu'elle voit dans les yeux de son mari. Si chère que
lui soit la vengeance, elle ne se résoudrait jamais à faire tuer si elle ne
savait que son mari s'y est déjà préparé, parce qu'il en doit être ainsi. Il
le sait si bien qu'il a emporté avec lui au ting
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