affaires humaines, c'est l'encha?nement des effets et des causes. M. Jér?me Coignard avait bien raison de le dire: A considérer cette suite bizarre de coups et de contre-coups où s'entre-choquent nos destinées, on est obligé de reconna?tre que Dieu, dans sa perfection, ne manque ni d'esprit ni de fantaisie, ni de force comique; qu'il excelle au contraire dans l'imbroglio comme en tout le reste, et qu'après avoir inspiré Mo?se, David et les prophètes, s'il daignait inspirer M. Le Sage et les poètes de la foire, il leur dicterait les pièces les plus divertissantes pour Arlequin. C'est ainsi que je devins latiniste parce que frère Ange fut pris par les sergents et mis en chartre ecclésiastique, pour avoir assommé un coutelier sous la tonnelle du Petit Bacchus. M. Jér?me Coignard accomplit sa promesse. Il me donna ses le?ons, et, me trouvant docile et intelligent, il prit plaisir à m'enseigner les lettres anciennes. En peu d'années il fit de moi un assez bon latiniste.
J'ai gardé à sa mémoire une reconnaissance qui ne finira qu'avec ma vie. On concevra toute l'obligation que je lui ai, quand j'aurai dit qu'il ne négligea rien pour former mon coeur et mon ame en même temps que mon esprit. Il me récitait les Maximes d'épictète, les Homélies de saint Basile et les Consolations de Boèce. Il m'exposait, par de beaux extraits, la philosophie des sto?ciens; mais il ne la faisait para?tre dans sa sublimité que pour l'abattre de plus haut devant la philosophie chrétienne. Il était subtil théologien et bon catholique. Sa foi demeurait entière sur les débris de ses plus chères illusions et de ses plus légitimes espérances. Ses faiblesses, ses erreurs, ses fautes, qu'il n'essayait ni de dissimuler ni de colorer, n'avaient point ébranlé sa confiance en la bonté divine. Et, pour le bien conna?tre, il faut savoir qu'il gardait le soin de son salut éternel dans les occasions où il devait, en apparence, s'en soucier le moins. Il m'inculqua les principes d'une piété éclairée. Il s'effor?ait aussi de m'attacher à la vertu et de me la rendre, pour ainsi dire, domestique et familière par des exemples tirés de la vie de Zénon.
Pour m'instruire des dangers du vice, il puisait ses arguments dans une source plus voisine, me confiant que, pour avoir trop aimé le vin et les femmes, il avait perdu l'honneur de monter dans une chaire de collège, en robe longue et en bonnet carré.
A ces rares mérites il joignait la constance et l'assiduité, et il donnait ses le?ons avec une exactitude qu'on n'e?t pas attendue d'un homme livré comme lui à tous les caprices d'une vie errante et sans cesse emporté dans les agitations d'une fortune moins doctorale que picaresque. Ce zèle était l'effet de sa bonté et aussi du go?t qu'il avait pour cette bonne rue Saint-Jacques, où il trouvait à satisfaire tout ensemble les appétits de son corps et ceux de son esprit. Après m'avoir donné quelque profitable le?on en prenant un repas succulent, il faisait un tour au Petit Bacchus et à l'_Image Sainte-Catherine_, trouvant réunis ainsi dans un petit espace de terre, qui était son paradis, du vin frais et des livres.
Il était devenu l'h?te assidu de M. Blaizot, le libraire, qui lui faisait bon accueil, bien qu'il feuilletat tous les livres sans faire emplette d'aucun. Et c'était un merveilleux spectacle de voir mon bon ma?tre, au fond de la boutique, le nez enfoui dans quelque petit livre fra?chement venu de Hollande et relevant la tête pour disserter selon l'occurrence, avec la même science abondante et riante, soit des plans de monarchie universelle attribués au feu roi, soit des aventures galantes d'un financier et d'une fille de théatre. M. Blaizot ne se lassait pas de l'écouter. Ce M. Blaizot était un petit vieillard sec et propre, en habit et culotte puce et bas de laine gris. Je l'admirais beaucoup et je n'imaginais rien de plus beau au monde que de vendre comme lui des livres, à _l'Image Sainte-Catherine_.
Un souvenir contribuait à revêtir pour moi la boutique de M. Blaizot d'un charme mystérieux. C'est là qu'un jour, étant très jeune, j'avais vu pour la première fois une femme nue. Je la vois encore. C'était l'ève d'une Bible en estampes. Elle avait un gros ventre et les jambes un peu courtes, et elle s'entretenait avec le serpent dans un paysage hollandais. Le possesseur de cette estampe m'inspira dès lors une considération qui se soutint par la suite, quand je pris, grace à M. Coignard, le go?t des livres.
A seize ans, je savais assez de latin et un peu de grec. Mon bon ma?tre dit à mon père:
--Ne pensez-vous point, mon h?te, qu'il est indécent de laisser un jeune cicéronien en habit de marmiton?
--Je n'y avais pas songé, répondit mon père.
--Il est vrai, dit ma mère, qu'il conviendrait de donner à
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