Ayez pitié de nous.
A ce moment, un homme d'une taille épaisse et pourtant assez noble, vêtu de l'habit ecclésiastique, entra dans la r?tisserie et cria d'une voix ample:
--Holà! l'h?te, servez-moi un bon morceau.
Il paraissait, sous ses cheveux gris, dans le plein de l'age et de la force. Sa bouche était riante et ses yeux vifs. Ses joues un peu lourdes et ses trois mentons descendaient majestueusement sur un rabat, devenu par sympathie aussi gras que le cou qui s'y répandait.
Mon père, courtois par profession, tira son bonnet et dit en s'inclinant:
--Si Votre Révérence veut se chauffer un moment à mon feu, je lui servirai ce qu'elle désire. Sans se faire prier davantage, l'abbé prit place devant la cheminée à c?té du capucin.
Entendant le bon frère qui lisait:
Pucelle sage, nette et fine, Aide des femmes en gésine...,
il frappa dans ses mains et dit:
--Oh, l'oiseau rare! l'homme unique! Un capucin qui sait lire! Eh! petit frère, comment vous nommez-vous?
--Frère Ange, capucin indigne, répondit mon ma?tre.
Ma mère, qui de la chambre haute entendit des voix, descendit dans la boutique, attirée par la curiosité.
L'abbé la salua avec une politesse déjà familière et lui dit:
--Voilà qui est admirable, madame: Frère Ange est capucin et il sait lire!
--Il sait même lire toutes les écritures, répondit ma mère.
Et, s'approchant du frère, elle reconnut l'oraison de sainte Marguerite à l'image, qui représentait la vierge martyre, un goupillon à la main.
--Cette prière, ajouta-t-elle, est difficile à lire, parce que les mots en sont tout petits et à peine séparés. Par bonheur, il suffit, dans les douleurs, de se l'appliquer comme un emplatre à l'endroit où l'on ressent le plus de mal, et elle opère de la sorte aussi bien et mieux même que si on la récitait. J'en ai fait l'épreuve, monsieur, lors de la naissance de mon fils Jacquot, ici présent.
--N'en doutez point, ma bonne dame, répondit frère Ange: L'oraison de sainte Marguerite est souveraine pour ce que vous dites, à la condition expresse de faire l'aum?ne aux capucins.
Sur ces mots, frère Ange vida le gobelet que ma mère lui avait rempli jusqu'au bord, jeta sa besace sur son épaule et s'en alla du c?té du Petit Bacchus.
Mon père servit un quartier de volaille à l'abbé, qui, tirant de sa poche un morceau de pain, un flacon de vin et un couteau dont le manche de cuivre représentait le feu roi en empereur romain sur une colonne antique, commen?a de souper.
Mais, à peine avait-il mis le premier morceau dans sa bouche, qu'il se tourna vers mon père, et lui demanda du sel, surpris qu'on ne lui e?t point d'abord présenté la salière.
--Ainsi, dit-il, en usaient les anciens. Ils offraient le sel en signe d'hospitalité. Ils pla?aient aussi des salières dans les temples, sur la nappe des dieux.
Mon père lui présenta du sel gris dans le sabot, qui était accroché à la cheminée. L'abbé en prit à sa convenance et dit:
--Les anciens considéraient le sel comme l'assaisonnement nécessaire de tous les repas et ils le tenaient en telle estime qu'ils appelaient sel, par métaphore, les traits d'esprit qui donnent de la saveur au discours.
--Ah! dit mon père, en quelque estime que vos anciens l'aient tenu, la gabelle aujourd'hui le met encore à plus haut prix.
Ma mère, qui écoutait en tricotant un bas de laine, fut contente de placer son mot.
--Il faut croire, dit-elle, que le sel est une bonne chose, puisque le prêtre en met un grain sur la langue des enfants qu'on tient sur les fonts du baptême. Quand mon Jacquot sentit ce sel sur sa langue, il fit la grimace, car, tout petit qu'il était, il avait déjà de l'esprit. Je parle, monsieur l'abbé, de mon fils Jacques, ici présent.
L'abbé me regarda et dit:
--C'est maintenant un grand gar?on. La modestie est peinte sur son visage, et il lit attentivement la Vie de sainte Marguerite.
--Oh! reprit ma mère, il lit aussi l'oraison pour les engelures et la prière de saint Hubert, que frère Ange lui a données, et l'histoire de celui qui a été dévoré, au faubourg Saint-Marcel, par plusieurs diables, pour avoir blasphémé le saint nom de Dieu.
Mon père me regarda avec admiration, puis il coula dans l'oreille de l'abbé que j'apprenais tout ce que je voulais, par une facilité native et naturelle.
--Ainsi donc, répliqua l'abbé, le faut-il former aux bonnes lettres, qui sont l'honneur de l'homme, la consolation de la vie et le remède à tous les maux, même à ceux de l'amour, ainsi que l'affirme le poète Théocrite.
--Tout r?tisseur que je suis, répondit mon père, j'estime le savoir et je veux bien croire qu'il est, comme dit Votre Grace, un remède à l'amour. Mais je ne crois pas qu'il soit un remède à la faim.
--Il n'y est peut-être pas un onguent souverain, répondit l'abbé; mais il y porte quelque soulagement à la manière d'un baume
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