La Rôtisserie de la Reine Pédauque | Page 2

Anatole France
je me donne un travail d'abeille et je veux recueillir un miel exquis. Je ne saurais néanmoins me flatter au point de me croire l'émule de ces deux grands auteurs, puisque c'est uniquement dans les propres souvenirs de ma vie et non dans d'abondantes lectures, que je puise toutes mes richesses. Ce que je fournis de mon propre fonds c'est la bonne foi. Si jamais quelque curieux lit mes mémoires, il reconna?tra qu'une ame candide pouvait seule s'exprimer dans un langage si simple et si uni. J'ai toujours passé pour très na?f dans les compagnies où j'ai vécu. Cet écrit ne peut que continuer cette opinion après ma mort.

J'ai nom Elme-Laurent-Jacques Ménétrier. Mon père, Léonard Ménétrier, était r?tisseur rue Saint-Jacques à l'enseigne de la _Reine Pédauque_, qui, comme on sait, avait les pieds palmés à la fa?on des oies et des canards.
Son auvent s'élevait vis-à-vis de Saint-Beno?t-le-Bétourné, entre madame Gilles, mercière aux _Trois-Pucelles_, et M. Blaizot, libraire à l'_Image Sainte-Catherine_, non loin du Petit Bacchus, dont la grille, ornée de pampres, faisait le coin de la rue des Cordiers. Il m'aimait beaucoup et quand, après souper, j'étais couché dans mon petit lit, il me prenait la main, soulevait l'un après l'autre mes doigts, en commen?ant par le pouce, et disait:
--Celui-là l'a tué, celui-là l'a plumé, celui-là l'a fricassé, celui-là l'a mangé. Et le petit Riquiqui, qui n'a rien du tout.
"Sauce, sauce, sauce, ajoutait-il en me chatouillant, avec le bout de mon petit doigt, le creux de la main.
Et il riait très fort. Je riais aussi en m'endormant, et ma mère affirmait que le sourire restait encore sur mes lèvres le lendemain matin.
Mon père était bon r?tisseur et craignait Dieu. C'est pourquoi il portait, aux jours de fête, la bannière des r?tisseurs, sur laquelle un beau saint Laurent était brodé avec son gril et une palme d'or. Il avait coutume de me dire:
--Jacquot, ta mère est une sainte et digne femme.
C'est un propos qu'il se plaisait à répéter. Et il est vrai que ma mère allait tous les dimanches à l'église avec un livre imprimé en grosses lettres. Car elle savait mal lire le petit caractère qui, disait-elle, lui tirait les yeux hors de la tête. Mon père passait, chaque soir, une heure ou deux au cabaret du Petit Bacchus, que fréquentaient Jeannette la vielleuse et Catherine la dentellière. Et, chaque fois qu'il en revenait un peu plus tard que de coutume, il disait d'une voix attendrie en mettant son bonnet de coton:
--Barbe, dormez en paix. Je le disais tant?t encore au coutelier boiteux: Vous êtes une sainte et digne femme.
J'avais six ans, quand, un jour, rajustant son tablier, ce qui était en lui signe de résolution, il me parla de la sorte:
--Miraut, notre bon chien, a tourné ma broche pendant quatorze ans. Je n'ai pas de reproche à lui faire. C'est un bon serviteur qui ne m'a jamais volé le moindre morceau de dinde ni d'oie. Il se contentait pour prix de sa peine de lécher la r?tissoire. Mais il se fait vieux. Sa patte devient raide, il n'y voit goutte et ne vaut plus rien pour tourner la manivelle. Jacquot, c'est à toi, mon fils, de prendre sa place. Avec de la réflexion et quelque usage, tu y réussiras sans faute aussi bien que lui.
Miraut écoutait ces paroles et secouait la queue en signe d'approbation. Mon père poursuivit:
--Donc, assis sur cet escabeau, tu tourneras la broche. Cependant, afin de te former l'esprit, tu repasseras ta Croix de Dieu, et quand, par la suite, tu sauras lire toutes les lettres moulées, tu apprendras par coeur quelque livre de grammaire ou de morale ou encore les belles maximes de l'Ancien et Nouveau Testament. Car la connaissance de Dieu et la distinction du bien et du mal sont nécessaires même dans un état mécanique, de petit renom sans doute, mais honnête comme est le mien, qui fut celui de mon père et qui sera le tien, s'il pla?t à Dieu.
A compter de ce jour, assis du matin au soir, au coin de la cheminée, je tournai la broche, ma Croix de Dieu ouverte sur mes genoux. Un bon capucin, qui venait, avec son sac, quêter chez mon père, m'aidait à épeler. Il le faisait d'autant plus volontiers que mon père, qui estimait le savoir, lui payait ses le?ons d'un beau morceau de dinde et d'un grand verre de vin, tant qu'enfin le petit frère, voyant que je formais assez bien les syllabes et les mots, m'apporta une belle Vie de sainte Marguerite, où il m'enseigna à lire couramment.
Un jour, ayant posé, comme de coutume, sa besace sur le comptoir, il vint s'asseoir près de moi, et, chauffant ses pieds nus dans la cendre du foyer, il me fit dire pour la centième fois:
Pucelle sage, nette et fine, Aide des femmes en gésine,
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