La Princesse De Clèves | Page 8

Madame de Lafayette
l'étonnement qu'elle avoit donné à
Monsieur de Clèves. Ce prince entra un moment après.
"Venez, lui dit-elle; voyez si je ne vous tiens pas ma parole, et si, en
vous montrant Mademoiselle de Chartres, 25 je ne vous fais pas voir
cette beauté que vous cherchiez; remerciez-moi au moins de lui avoir
appris l'admiration que vous aviez déjà pour elle."
Monsieur de Clèves sentit de la joie de voir que cette personne qu'il
avoit trouvée si aimable étoit d'une qualité 30 proportionnée à sa beauté;
il s'approcha d'elle, et il la supplia de se souvenir qu'il avait été le
premier à l'admirer, et que, sans la connoître, il avoit eu pour elle tous
les sentiments de respect et d'estime qui lui étoient dus.
[Page 8] Le chevalier de Guise et lui, qui étoient amis, sortirent
ensemble de chez Madame. Ils louèrent d'abord Mademoiselle de
Chartres sans se contraindre; ils trouvèrent enfin qu'ils la louoient trop,
et ils cessèrent l'un et l'autre de dire ce qu'ils en pensoient; mais ils
furent contraints 5 d'en parler les jours suivants partout où ils se
rencontrèrent. Cette nouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes les
conversations. La Reine lui donna de grandes louanges, et eut pour elle
une considération extraordinaire; la Reine Dauphine en fit une de ses
favorites, et pria Madame de 10 Chartres de la mener souvent chez elle;
Mesdames filles du Roi l'envoyoient chercher pour être de tous leurs
divertissements; enfin elle étoit aimée et admirée de toute la Cour,
excepté de Madame de Valentinois.[1] Ce n'est pas que cette beauté lui

donnât de l'ombrage: une trop longue expérience 15 lui avoit appris
qu'elle n'avoit rien à craindre auprès du Roi; mais elle avoit tant de
haine pour le vidame de Chartres, qu'elle avoit souhaité d'attacher à elle
par le mariage d'une de ses filles, et qui s'étoit attaché à la Reine,
qu'elle ne pouvoit regarder favorablement une personne qui portoit son
20 nom, et pour qui il faisoit paroître une grande amitié.
Le prince de Clèves devint passionnément amoureux de Mademoiselle
de Chartres, et souhaitoit ardemment de l'épouser; mais il craignoit que
l'orgueil de Madame de Chartres ne fût blessé de donner sa fille à un
homme qui 25 n'étoit pas l'aîné de sa maison. Cependant cette maison
étoit si grande, que c'étoit plutôt la timidité que donne l'amour, que de
véritables raisons, qui causoit les craintes de Monsieur de Clèves. Il
avoit un grand nombre de rivaux: le chevalier de Guise lui paroissoit le
plus redoutable par sa 30 naissance, par son mérite, et par l'éclat que la
faveur donnoit à sa maison. Ce prince étoit devenu amoureux de
Mademoiselle de Chartres le premier jour qu'il l'avoit vue; il s'étoit
aperçu de la passion de Monsieur de Clèves, comme [Page 9] Monsieur
de Clèves s'étoit aperçu de la sienne. Quoiqu'ils fussent amis,
l'éloignement que donnent les mêmes prétentions ne leur avoit pas
permis de s'expliquer ensemble, et leur amitié s'étoit refroidie sans
qu'ils eussent eu la force de s'éclaircir. L'aventure qui étoit arrivée à
Monsieur de 5 Clèves, d'avoir vu le premier Mademoiselle de Chartres,
lui paroissoit un heureux présage, et sembloit lui donner quelque
avantage sur ses rivaux; mais il prévoyoit de grands obstacles par le
duc de Nevers, son père. Ce duc avoit d'étroites liaisons avec la
duchesse de Valentinois; elle étoit 10 ennemie du Vidame, et cette
raison étoit suffisante pour empêcher le duc de Nevers de consentir que
son fils pensât à sa nièce.
Madame de Chartres, qui avoit eu tant d'application pour inspirer la
vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les 15 mêmes soins dans
un lieu où ils étoient si nécessaires, et où il y avoit tant d'exemples si
dangereux. Elle la pria, non pas comme sa mère, mais comme son amie,
de lui faire confidence de toutes les galanteries qu'on lui diroit, et elle
lui promit de lui aider à se conduire dans des choses où l'on 20 étoit
souvent embarrassée quand on étoit jeune.

Le chevalier de Guise fit tellement paroître les sentiments et les
desseins qu'il avoit pour Mademoiselle de Chartres, qu'ils ne furent
ignorés de personne. Il ne voyoit néanmoins que de l'impossibilité dans
ce qu'il désiroit: il savoit 25 bien qu'il n'étoit point un parti qui convînt
à Mademoiselle de Chartres, par le peu de bien qu'il avoit pour soutenir
son rang; et il savoit bien aussi que ses frères n'approuveroient pas qu'il
se mariât, par la crainte de l'abaissement que les mariages des cadets
apportent d'ordinaire dans les grandes 30 maisons.
Le prince de Clèves n'avoit pas donné des marques moins publiques de
sa passion qu'avoit fait le chevalier de Guise. Le duc de Nevers apprit
cet attachement avec chagrin; il [Page 10] crut néanmoins qu'il n'avoit
qu'à parler à son fils pour le faire
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 75
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.