fille comme un avantage pour son fils: elle fut bien étonnée que la maison de Clèves et celle de Guise craignissent son alliance, au lieu de la souhaiter. Le dépit qu'elle eut 10 lui fit penser à trouver un parti pour sa fille qui la m?t au-dessus de ceux qui se croyoient au-dessus d'elle.
La mort du duc de Nevers, qui arriva bient?t après, mit le prince de Clèves dans une entière liberté de suivre son inclination, et, sit?t que le temps de la bienséance du deuil 15 fut passé, il ne songea plus qu'aux moyens d'épouser Mademoiselle de Chartres. Il se trouvoit heureux d'en faire la proposition dans un temps où ce qui s'étoit passé avoit éloigné les autres partis, et où il étoit quasi assuré qu'on ne la lui refuseroit pas. Ce qui troubloit sa joie étoit la crainte 20 de ne lui être pas agréable, et il e?t préféré le bonheur de lui plaire à la certitude de l'épouser sans en être aimé.
Le chevalier de Guise lui avoit donné quelque sorte de jalousie; mais comme elle étoit plut?t fondée sur le mérite de ce prince que sur aucune des actions de Mademoiselle de 25 Chartres, il songea seulement à tacher de découvrir s'il étoit assez heureux pour qu'elle approuvat la pensée qu'il avoit pour elle. Il ne la voyoit que chez les Reines[1] ou aux assemblées[2]; il étoit difficile d'avoir une conversation particulière. Il en trouva pourtant les moyens, et il lui parla de 30 son dessein et de sa passion avec tout le respect imaginable; il la pressa de lui faire conno?tre quels étoient les sentiments qu'elle avoit pour lui, et il lui dit que ceux qu'il avoit pour elle étoient d'une nature qui le rendroient éternellement [Page 11] malheureux si elle n'obéissoit que par devoir aux volontés de Madame sa mère.
Comme Mademoiselle de Chartres avoit le coeur très-noble et très-bien fait,[1] elle fut véritablement touchée de reconnoissance du procédé du prince de Clèves. Cette reconnoissance 5 donna à ses réponses et à ses paroles un certain air de douceur qui suffisoit pour donner de l'espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l'étoit ce prince; de sorte qu'il se flatta d'une partie de ce qu'il souhaitoit.
Elle rendit compte à sa mère de cette conversation, et 10 Madame de Chartres lui dit qu'il y avoit tant de grandeur et de bonnes qualités dans Monsieur de Clèves, et qu'il faisoit para?tre tant de sagesse pour son age, que, si elle sentoit son inclination portée à l'épouser, elle y consentiroit avec joie. Mademoiselle de Chartres répondit qu'elle lui remarquoit 15 les mêmes bonnes qualités, qu'elle l'épouseroit même avec moins de répugnance qu'un autre; mais qu'elle n'avoit aucune inclination particulière pour sa personne.
Dès le lendemain, ce prince fit parler à Madame de Chartres. Elle re?ut la proposition qu'on lui faisoit, et elle 20 ne craignit point de donner à sa fille un mari qu'elle ne p?t aimer en lui donnant le prince de Clèves. Les articles furent conclus; on parla au Roi, et ce mariage fut su de tout le monde.
Monsieur de Clèves se trouvoit heureux, sans être néanmoins 25 entièrement content: il voyoit avec beaucoup de peine que les sentiments de Mademoiselle de Chartres ne passoient pas ceux de l'estime et de la reconnoissance, et il ne pouvoit se flatter qu'elle en cachat de plus obligeants, puisque l'état où ils étoient lui permettoit de les faire paro?tre sans choquer 30 son extrême modestie. Il ne se passoit guère de jours qu'il ne lui en fit ses plaintes.
"Est-il possible, lui disoit-il, que je puisse n'être pas heureux en vous épousant? Cependant il est vrai que je ne le [Page 12] suis pas. Vous n'avez pour moi qu'une sorte de bonté qui ne me peut satisfaire; vous n'avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin; vous n'êtes pas plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui ne seroit fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas sur les charmes 5 de votre personne."
"Il y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondit-elle; je ne sais ce que vous pouvez souhaiter au delà de ce que je fais, et il me semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage." 10
"Il est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines apparences dont je serais content s'il y avoit quelque chose au delà; mais, au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination ni votre coeur, et ma présence ne 15 vous donne ni plaisir ni trouble."
"Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant, que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me
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