faut nous séparer. Vous voulez être mon esclave? Je suis fort capable de réduire un homme en esclavage, mais un homme que j'aimerais et que je pourrais rendre heureux.
--Vous avez raison, soupira Wasilewski après un long et douloureux silence. Je dois vous fuir. Je vous aime de toute la folle ardeur d'un coeur innocent, mais votre compassion me serait intolérable. Une femme cruelle peut seule renoncer à l'amour, et vous, vous êtes bonne. Je me ressaisirai, je ne vous verrai plus. Je retournerai dans ma patrie et tacherai de vous oublier, mais--un sourire d'enfant éclaira sa tristesse--il faut que vous me donniez un talisman, divine Sapho, votre pantoufle.
--Et pourquoi justement ma pantoufle?
--Il est d'usage, dans mon pays, lorsqu'on aime et qu'on veut offrir le suprême hommage à une femme, de lui dérober son soulier et d'y boire à sa santé, répondit le jeune homme avec un sérieux atteignant presque à la solennité. Je baiserai journellement l'endroit qu'a touché votre pied.
La grande Schroeder s'ab?mait dans les réflexions. Autour de ses lèvres, se jouait comme de l'espièglerie.
--Bien, monsieur, dit-elle enfin, je vous fais cadeau de la pantoufle.
--Comment vous remercier? s'exclama le jeune homme en lui prenant la main et en la couvrant de baisers.
--Ecoutez la suite. Vous offriez à Babette une poignée de ducats pour cet objet?...
--En effet.
--Si vous étiez prêt à payer d'une telle prodigalité une vieille pantoufle usée, que donneriez-vous pour le pied même de Sapho?
--Le pied! comment cela?
--Ecoutez-moi jusqu'au bout. J'ai ici une pauvre comédienne qui se nomme Muller, une artiste de mérite et une excellente femme. Actuellement, elle meurt de faim et de froid et est presque toujours malade.
--Je devine, cette mendiante ...
--Elle-même. Vous la rendriez heureuse en lui donnant les moyens d'entreprendre un petit commerce, et c'est pourquoi je vous demande, à vous qui offriez de l'or pour baiser la pantoufle de Sapho, combien vous donneriez pour baiser son pied même?
La bienfaisante artiste, en un caprice olympien, avait eu cette charmante pensée; mais, à l'instant où elle la formulait, elle en eut honte, rougit et baissa les yeux. Wasilewski ne lui laissa pas le temps de se reprendre.
--J'offre ma fortune entière pour une telle faveur.
--Vous prenez ma folle idée au sérieux?
--Ne reprenez point votre parole, je vous en supplie.
--Eh bien, soit, fit la Schroeder en retrouvant son sourire. Vous pourrez me baiser le pied, mais ...
--Je vais vous faire un écrit ...
--Non, non, interrompit la tragédienne, je n'accepte qu'une somme pouvant tirer de souci ma pauvre Muller et dont vous puissiez facilement vous passer, car je vous sais riche.
--Je suis à vos ordres.
--Peut-être cent ducats?...
Le gentilhomme se précipita dans la chambre voisine où il avait remarqué la présence d'un écritoire, et rapporta à la tragédienne une feuille couverte de sable d'or. Elle la parcourut. C'était un chèque de 500 ducats. Sophie plia la feuille lentement, très lentement, et la cacha dans son sein palpitant, tandis qu'une rougeur révélatrice montait de ses joues à son front et, bient?t, couvrait son visage tout entier. Enfin, rejetant avec décision, sa fière tête en arrière:
--Il le faut, dit-elle. Avec ces mots, toute sa sérénité rayonnante de déesse lui revint.
--Venez, pronon?a-t-elle de sa voix sonore. Elle alla brusquement au fauteuil le plus proche, s'y laissa tomber et, avant que son adorateur e?t compris son intention, elle rejeta sa sandale et dénuda son pied, d'une forme aussi parfaite que n'importe quel marbre antique.
--Ici, commanda-t-elle.
Wasilewski vit briller le pied sous la sombre fourrure qui enveloppait les divins membres de l'artiste, et tressaillit.
--Eh bien, vous ne voulez pas le baiser? dit-elle avec un sourire enchanteur. Elle était vraiment belle, en ce moment.
Le jeune homme se prosterna devant elle et pressa ses lèvres br?lantes sur le marbre glacé qu'elle lui présentait, une fois, deux fois. Puis il mit son front contre terre et, avant qu'elle n'e?t pu l'empêcher, saisit le pied et le posa sur sa nuque.
--Laissez-moi être votre esclave, pour toujours.
La Schroeder retira vivement son pied.
--Levez-vous, ordonna-t-elle. Vous ne pouvez pas être mon esclave.
--Non, non, je ne dois pas.
Il restait toujours à genoux et la contemplait en extase. Enfin, il revint à lui, baisa une fois encore, avec une tendresse passionnée, le pied de Sapho et sortit précipitamment.
Sophie Schroeder demeura immobile, le front appuyé dans sa main, et perdue dans ses pensées.
* * * * *
Félicien Wasilewski est mort, il y a quelques années, dans ses terres de Pologne. Il avait atteint un grand age et ne s'était jamais marié.
Ses héritiers découvrirent, parmi toutes sortes d'objets précieux, un coffret d'ébène incrusté d'ivoire, où se trouvait une vieille pantoufle fanée. Le premier étonnement passé, ils s'en amusèrent, et n'en parlent jamais qu'en riant.
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