La Péninsule Des Balkans | Page 6

Émile de Laveleye
côté, comprenait qu'il était nécessaire de garantir
les intérêts de l'Europe en Orient et elle comptait que l'entente politique
actuelle se maintiendrait, au grand avantage de leurs intérêts
respectifs».
Le comte Kálnoky n'hésitait pas à dire que, «si l'Autriche-Hongrie était
obligée d'intervenir d'une façon décidée en Orient, son programme
trouverait des adhérents et des appuis et serait soutenu par toutes les
puissances.»
Il parlait «des intérêts communs qui unissaient l'Allemagne et
l'Autriche et qui étaient la base de leur amitié, sans toutefois qu'aucun
des deux États eût renoncé à son action indépendante au point de devoir
soutenir en tout son allié. Mais en ce qui concernait la Bulgarie, il
n'existait pas entre les deux cabinets la moindre divergence d'opinion,
mais au contraire des sentiments les plus amicaux de confiance
réciproque.»
La Russie, voyant se dresser devant elle une coalition de toutes les
puissances, la France exceptée, crut prudent de ne pas envoyer en
Bulgarie les Cosaques annoncés par le général Kaulbars. Elle avait
donc fait une déplorable campagne; car, outre le désagrément d'une
retraite tardive et maladroite, elle s'était aliéné les sympathies des
populations qui lui devaient leur indépendance. Les leçons de l'histoire
profitent peu, car la Russie avait précédemment commis la même faute
en Serbie. Après avoir obtenu pour les Serbes, en 1820, une
indépendance presque complète, elle entretint dans le pays une
agitation permanente, afin de le forcer de se jeter dans ses bras. A force

d'or, elle suscita une série de conspirations et de rébellions et elle força
successivement Milosch, le prince Michel et Alexandre Kara-George à
abdiquer et à se réfugier en Autriche. Fatigués de ces intrigues, les
Serbes finirent par se soustraire complètement à l'influence de la Russie,
et quoique récemment ce soit aux victoires russes que la Serbie doive
ses derniers agrandissements, ce n'est pas à Saint-Pétersbourg que
Belgrade demande ses inspirations.
La Russie veut-elle faire de la Bulgarie une province vassale, alors il
faut y envoyer régner une de ses créatures, appuyée sur des régiments
moscovites. Si le prince jouit d'une certaine indépendance et s'il n'est
soutenu que par des troupes bulgares, il devra agir dans l'intérêt du pays,
ou il sera renversé par ses sujets. S'il doit, au contraire, obéir aux
instructions du czar, la pratique du régime constitutionnel sera
impossible. Même avec le secours du coup d'État, le prince de
Battenberg n'a pu continuer à gouverner en opposition avec les
sentiments et les voeux du pays. Ce que veut la Russie ne peut être
obtenu que par une occupation permanente.
En présence d'une semblable éventualité, quelle serait l'attitude des
puissances?
La Turquie, par déférence pour la Russie, peut bien envoyer au prince
Ferdinand la déclaration qu'il règne à Sophia contrairement au traité de
Berlin; mais le sultan comprend qu'il ne peut tolérer les aigles russes en
Roumélie sans avoir à se préparer à passer bientôt en Asie. L'Autriche
et surtout la Hongrie ne souffriront jamais que la Bulgarie devienne une
dépendance de la Russie. Les deux ministres dirigeants Kálnoky et
Tisza ont déclaré avec une netteté presque menaçante qu'ils s'y
opposeraient par les armes. On parle parfois d'un partage qui pourrait se
faire entre les deux empires qui se disputent la péninsule balkanique,
l'Autriche prenant la moitié occidentale avec Salonique et la Russie la
moitié orientale avec Constantinople. Mais la position de l'Autriche ne
serait pas tenable. Un des écrivains militaires russes les plus capables,
le général Fadéeff, a dit que le chemin qui va de Moscou à
Constantinople passe par Vienne. Rien n'est plus vrai. L'Autriche devra
être réduite à l'impuissance avant qu'elle permette que la Russie occupe

les rives du Bosphore.
Si l'Autriche intervenait pour empêcher l'entrée des Russes en Bulgarie,
sur quels alliés pourrait-elle compter? Le traité d'alliance
austro-italo-allemand, que M. de Bismarck a cru bon de publier
récemment, n'oblige l'Allemagne et l'Italie à venir au secours de
l'Autriche que si elle était attaquée par la Russie; et on ne peut soutenir
qu'en occupant la Bulgarie, la Russie attaquerait l'Autriche. Dans son
discours du 6 février dernier (1888), M. de Bismarck semble avoir fait
entendre que, dans ce cas, l'Allemagne ne devrait pas secourir son
alliée. «Y aurait-il, a dit le chancelier, des difficultés si la Russie
voulait faire valoir ses droits en Bulgarie à main armée? Je n'en sais
rien, et cela ne nous regarde pas. Nous n'allons ni appuyer ni conseiller
l'action violente et je ne crois pas qu'on y soit disposé. Je suis même à
peu près sûr que cette disposition n'existe pas.» En outre, contrairement
à l'opinion exprimée par les ministres autrichiens et hongrois, le prince
de Bismarck a reconnu à la Russie le droit de réclamer une influence
prépondérante en Bulgarie, en raison des sacrifices qu'elle a faits pour
affranchir ce pays; et à l'appui de cette appréciation, il soutient en ce
moment (avril 1888)
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