La Marquise | Page 6

George Sand
par mon admiration semblait une hypocrite m��chancet��.
Il s'appelait L��lio, ��tait Italien de naissance, mais parlait admirablement le fran?ais. Il pouvait bien avoir trente-cinq ans, quoique sur la sc��ne il par?t souvent n'en avoir pas vingt. Il jouait mieux Corneille que Racine; mais dans l'un et dans l'autre il ��tait inimitable.
--Je m'��tonne, dis-je en interrompant la marquise, que son nom ne soit pas rest�� dans les annales du talent dramatique.
--Il n'eut jamais de r��putation, r��pondit-elle; on ne l'appr��ciait ni �� la ville et �� la cour. A ses d��buts, j'ai ou? dire qu'il fut outrageusement siffl��. Par la suite, on lui tint compte de la chaleur de son ame et de ses efforts pour se perfectionner; on le tol��ra, on l'applaudit parfois; mais, en somme, on le consid��ra toujours comme un com��dien de mauvais go?t.
C'��tait un homme qui, en fait d'art, n'��tait pas plus de son si��cle qu'en fait de moeurs je n'��tais du mien. Ce fut peut-��tre l�� le rapport immat��riel, mais tout-puissant, qui des deux extr��mit��s de la cha?ne sociale attira nos ames l'une vers l'autre. Le public n'a pas plus compris L��lio que le monde ne m'a jug��e. ?Cet homme est exag��r��, disait-on, de lui; il se force, il ne sent rien;? et de moi l'on disait ailleurs: ?Cette femme est m��prisante et froide; elle n'a pas de coeur.? Qui sait si nous n'��tions pas les deux ��tres qui sentaient le plus vivement de l'��poque!
Dans ce temps-l��, on jouait la trag��die d��cemment; il fallait avoir bon ton, m��me en donnant un soufflet; il fallait mourir convenablement et tomber avec grace. L'art dramatique ��tait fa?onn�� aux convenances du beau monde; la diction et le geste des acteurs ��taient en rapport avec les paniers et la poudre dont on affublait encore Ph��dre et Clytemnestre. Je n'avais pas calcul�� et senti les d��fauts de cette ��cole. Je n'allais pas loin dans mes r��flexions; seulement la trag��die m'ennuyait �� mourir; et comme il ��tait de mauvais ton d'en convenir, j'allais courageusement m'y ennuyer deux fois par semaine; mais l'air froid et contraint dont j'��coutais ces pompeuses tirades faisait dire de moi que j'��tais insensible au charme des beaux vers.
J'avais fait une assez longue absence de Paris, quand je retournai un soir �� la Com��die-Fran?aise pour voir jouer le Cid. Pendant mon s��jour �� la campagne, L��lio avait ��t�� admis �� ce th��atre, et je le voyais pour la premi��re fois. Il joua Rodrigue. Je n'entendis pas plus t?t le son de sa voix que je fus ��mue. C'��tait une voix plus p��n��trante que sonore, une voix nerveuse et accentu��e. Sa voix ��tait une des choses que l'on critiquait en lui. On voulait que le Cid e?t une basse-taille, comme on voulait que tous les h��ros de l'antiquit�� fussent grands et forts. Un roi qui n'avait pas cinq pieds six pouces ne pouvait pas ceindre le diad��me: cela ��tait contraire aux arr��ts du bon go?t.
L��lio ��tait petit et gr��le; sa beaut�� ne consistait pas dans les traits, mais dans la noblesse du front, dans la grace irr��sistible des attitudes, dans l'abandon de la d��marche, dans l'expression fi��re et m��lancolique de la physionomie. Je n'ai jamais vu dans une statue, dans une peinture, dans un homme, une puissance de beaut�� plus id��ale et plus suave. C'est pour lui qu'aurait d? ��tre cr���� le mot de charme, qui s'appliquait �� toutes ses paroles, �� tous ses regards, �� tous ses mouvements.
Que vous dirai-je! Ce fut en effet un charme jet�� sur moi. Cet homme, qui marchait, qui parlait, qui agissait sans m��thode et sans pr��tention, qui sanglotait avec le coeur autant qu'avec la voix, qui s'oubliait lui-m��me pour s'identifier avec la passion; cet homme que l'ame semblait user et briser, et dont un regard renfermait tout l'amour que j'avais cherch�� vainement dans le monde, exer?a sur moi une puissance vraiment ��lectrique; cet homme, qui n'��tait pas n�� dans son temps de gloire et de sympathies, et qui n'avait que moi pour le comprendre et marcher avec lui, fut, pendant cinq ans, mon roi, mon dieu, ma vie, mon amour.
Je ne pouvais plus vivre sans le voir: il me gouvernait, il me dominait. Ce n'��tait pas un homme pour moi; mais je l'entendais autrement que madame de Ferri��res; c'��tait bien plus: c'��tait une puissance morale, un ma?tre intellectuel, dont l'ame p��trissait la mienne �� son gr��. Bient?t il me fut impossible de renfermer les impressions que je recevais de lui. J'abandonnai ma loge �� la Com��die-Fran?aise pour ne pas me trahir. Je feignis d'��tre devenue d��vote, et d'aller, le soir, prier dans les ��glises. Au lieu de cela, je m'habillais en grisette, et j'allais me m��ler au peuple pour l'��couter et le contempler �� mon aise. Enfin, je gagnai un des employ��s du th��atre, et j'eus, dans un coin de la salle, une place ��troite et
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