La Maison | Page 3

Henry Bordeaux
et mes chiffres, mon père m'avait donné à lire la date dont je
comprenais bien qu'il tirait de l'orgueil, tandis que mon grand-père

ricanait de la petite cérémonie et murmurait par derrière, à mi-voix
pour ne pas trop attirer l'attention et assez distinctement pour que je
l'entendisse néanmoins: «Laissez donc cet enfant tranquille!» Est-ce
1610 ou 1670, on ne peut pas trancher la difficulté avec certitude. Il
faudrait convoquer toutes nos académies locales. Le trait qui rejoint la
barre est trop horizontal pour un 1, et ne l'est pas assez pour un 7.
--Ça n'a aucune importance, m'expliqua mon grand-père à qui j'en
référai.
Cependant je ne doutai plus que ce fût 1810, lorsque mon manuel
d'histoire m'apprit que cette année-là fut assassiné Henri IV. Mon
imagination exigeait la rencontre d'un événement historique. «Le roi
sortit du Louvre en carrosse. Il était au fond de sa voiture, dont les
panneaux se trouvaient ouverts. Un embarras de deux charrettes à
l'entrée de la rue de la Ferronnerie, qui était fort étroite, força le
carrosse royal de s'arrêter. Au même moment, un homme de
trente-deux ans, de physionomie sinistre, de grande taille et de forte
corpulence, barbe rouge et cheveux noirs, François Ravaillac, met un
pied sur une borne, l'autre sur l'un des rayons de la roue, et frappe le
roi de deux coups de couteau dont le second coupe la veine pulmonaire.
Henri s'écria: «Je suis blessé» et expira presque à l'instant.» J'ai retenu
mot pour mot le récit du manuel que je n'ai pas retrouvé. Le terrible
portrait qu'il trace du meurtrier a sans doute aidé ma mémoire. Et je
pouvais mesurer l'importance des dates à ce trait significatif que la
figure du coquin accusait infailliblement trente- deux ans. Trente-deux,
et non pas trente et un ni trente-trois. La rapidité du drame n'empêchait
point de noter ce détail avec exactitude. Et quand l'historien ajoutait
qu'en hâte on ramenait au Louvre le roi tout percé du poignard de
Ravaillac, je me représentais le cortège à la porte de la maison. La
maison, c'était notre Louvre.
La cuisine était peut-être, était sûrement la plus belle pièce, la plus
vaste, la plus confortable, la plus honorable: on aurait pu y donner des
banquets et des bals. C'était la mode autrefois et je ne suis pas de ceux
qui la blâment, croyez-le, bien que j'aie osé transformer cette cuisine en
un hall dallé de marbre blanc et noir, bien encadré de panneaux boisés,

bien éclairé par une baie vitrée qui occupe tout le côté du couchant. Je
continue d'y chercher des marmites et des casseroles, surtout la broche
qu'on tournait, et d'y humer le fumet des ragoûts et des rôtis, et chaque
fois que j'y vois entrer des invités, je suis tenté de maudire la sottise des
domestiques et de m'écrier: «Quelle drôle d'idée de les faire passer par
là!»
Là gouvernait alors Mariette la cuisinière. Son pouvoir était absolu.
Meubles et gens, tout tremblait sous son despotisme. L'espace,
heureusement, permettait d'échapper à sa surveillance. Il y avait des
coins d'ombre où l'on parvenait tant bien que mal à se dissimuler, et
notamment sous le vaste manteau de la cheminée. Cette cheminée avait
été mise à la retraite comme un vieux serviteur: je ne savais pas
pourquoi, mais je devine que c'était pour des raisons d'économie.
Elle eût consommé des forêts. On pouvait s'installer commodément à
son abri et s'asseoir sur des chenets de pierre qui étaient scellés. En
levant la tète, on voyait le jour tout en haut. Quand la nuit vient plus
vite en automne, je me penchais pour apercevoir une étoile. Et même,
un soir que je passais à contre-coeur dans la cuisine déserte et obscure,
je fus effrayé par un carré blanc qui gisait comme un drap bien déplié
juste sur la pierre du foyer. C'était la défroque d'un fantôme: ils la
rejettent peut-être ainsi au moment de s'évanouir et la laissent comme
un témoignage indéniable de leur visite. La lune jouait au-dessus du
toit.
Plus les allées et venues étaient nombreuses, plus Mariette se
réjouissait. Sa langue la démangeait dans la solitude. En temps
ordinaire, le facteur, le fermier, les ouvriers du jardin se succédaient à
intervalles réguliers. Ils buvaient du vin rouge sans jamais omettre
d'observer les rites. On lève le coude et l'on dit: « A votre santé», après
quoi il est permis de vider un verre; mais si l'on veut en ingurgiter un
autre, même sans désemparer, il faut répéter la même formule. Aucun
d'eux n'hésitait à la répéter. J'ai bu quelquefois en leur compagnie, et
sans doute dans le même verre.
Des villages on descendait aussi pour chercher mon père quand le cas
était grave. Mon père qui était médecin ne reculait pas devant le

dérangement. J'entends encore sa phrase d'accueil, à la fois
miséricordieuse et décidée, quand
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