La Maison | Page 2

Henry Bordeaux
égards pour les femmes, --mais je ne l'ai pas revue depuis lors,
je n'ai jamais supporté de la revoir. On n'est pas d'accord avec les
étrangers sur les lieux ni sur les choses de son enfance. Il y a des
différences de dimensions. Leurs yeux ne savent pas regarder, et il faut
les plaindre. A la place de la maison, ils n'aperçoivent, eux, qu'une
maison. Comment, donc, pourrait-on s'entendre?
Vous arrivez devant un portail de fer entre deux colonnes carrées de
pierre dure. C'est un portail peint à neuf, en trois parties, que des
battants fixés au sol retiennent pour ne laisser jouer que la porte du
milieu. On n'ouvre les trois que dans les grandes occasions, pour les
landaus et les limousines. Autrefois, c'était pour les chars de foin.
Autrefois, d'ailleurs, il n'y avait qu'à pousser un peu et l'on entrait
comme on voulait. La serrure ne fonctionnait pas. Toutes sortes de gens
imprévus pénétraient dans la cour, et ces intrusions m'étaient fort
désagréables. Les enfants sont des propriétaires intransigeants.
--Qu'est-ce que ça fait? me disait mon grand-père.
Mon grand-père avait horreur des clôtures.
Les colonnes de pierre étaient recouvertes de mousse, tandis qu'on les a
revêtues de plantes grimpantes, disposées comme des draperies. On a
taillé les arbres, dont les branches trop rapprochées avaient l'air de
bénir le toit ou de frapper aux vitres des fenêtres. On ne devine jamais
la puissance des arbres; les quelques mètres qu'on leur accorde, ils les
ont bientôt mis à l'ombre, et peu à peu ils se rapprochent comme des
amis qui ont acquis le droit d'entrer. Aujourd'hui qu'on les a écartés,
momentanément, le soleil caresse les murailles, et pour l'hygiène, c'est
meilleur. L'humidité est malsaine, surtout à l'automne. Mais voilà qui
ne se comprend plus de mon temps, je veux dire du temps que j'étais
petit, il y avait un cadran solaire qui se découpait en carré sur le mur.
En haut se pouvait lire cette inscription, déjà ternie et à demi effacée,
dont je refusais de pénétrer le secret: me lux, vos umbra. Mon père me
l'avait traduite et je me hâtais d'oublier son sens, pour lui garder la force
de ses mystérieuses syllabes. Au-dessous, la tige de fer dont la mince
projection devait le long du jour marquer l'heure, et tout autour des
noms de villes inconnues, Londres, Boston, Pékin, etc., destinés à

indiquer les différentes heures du monde, comme si le monde entier
n'était qu'une dépendance de la maison qui lui dictait les lois du temps.
Or, un tilleul, par inadvertance, avait rendu inutile le travail de la
lumière. On a élagué le tilleul, mais par une erreur regrettable on a fait
disparaître le cadran sous une couche de badigeon en recrépissant la
façade. O fâcheuse restauration! Mais n'en suis-je pas responsable et ne
l'ai-je pas ordonnée? Quand on est grand, on accomplit des choses
sacrilèges. On les fait sans penser à mal. J'aurai dit, négligemment sans
doute: «Ce pauvre cadran ne sert plus à rien.» C'était avant la taille des
arbres. On a tort de laisser tomber sa pensée, car elle se ramasse. Un
maçon qui m'avait entendu crut m'obliger avec son pinceau, et quand je
voulus l'arrêter dans son zèle, il était trop tard. Et puis ces changements,
que je me contrains à énumérer, je vous le confesse, ne m'affectent
guère. Ne me croyez pas insensible pour autant. Je ne vois pas la
maison telle qu'elle est. On la barbouillerait du haut en bas que je ne
m'en apercevrais point. Je continue à la voir telle qu'elle fut de mon
temps, du temps, vous savez bien, que j'étais petit. Je l'ai dans les yeux
pour le restant de mes jours.
De bonnes vieilles lézardes, qui ressemblaient à des sourires et non pas
à des rides, ont été bouchées hermétiquement. Un corps de bâtiment a
été ajouté pour la commodité de l'aménagement intérieur. Et, comme
les tuiles tombaient, on les a remplacées par des ardoises. Je ne dis pas
de mal des ardoises. Il en est d'un gris presque mauve pareil au
plumage des tourterelles, et sous le soleil elles miroitent. Mais les toits
d'ardoises sont plats et monotones, uniformes et indifférents, tandis que
les tuiles inégales, arrondies, bossuées ont l'air de bouger, de remuer,
de s'étirer comme de bonnes tortues de jardin qui soupirent après le
beau temps ou font le gros dos pour protester contre le vent et la pluie.
Les teintes vont du rouge au noir, en passant, avec lenteur ou
brusquerie, par tous les tons dégradés. Et si l'on a des yeux pour voir,
on peut, rien qu'à leur patine, deviner l'âge de la maison.
Mais cet âge est inscrit avec précision sur la plaque noircie de la grande
cheminée qui est la gloire de la cuisine. Dès que j'avais su épeler mes
lettres
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