les trois chaises de devant, et Rosa, n'ayant
point de siège, se plaça tant bien que mal sur les genoux de la grande
Fernande; puis l'équipage se mit en route. Mais, aussitôt, le trot saccadé
du bidet secoua si terriblement la voiture que les chaises commencèrent
à danser, jetant les voyageuses en l'air, à droite, à gauche, avec des
mouvements de pantins, des grimaces effarées, des cris d'effroi, coupés
soudain par une secousse plus forte. Elles se cramponnaient aux côtés
du véhicule; les chapeaux tombaient dans le dos, sur le nez ou vers
l'épaule; et le cheval blanc allait toujours, allongeant la tête, et la queue
droite, une petite queue de rat sans poil dont il se battait les fesses de
temps en temps. Joseph Rivet, un pied tendu sur le brancard, l'autre
jambe repliée sous lui, les coudes très élevés, tenait les rênes, et de sa
gorge s'échappait à tout instant une sorte de gloussement qui, faisant
dresser les oreilles au bidet, accélérait son allure.
Des deux côtés de la route la campagne verte se déroulait. Les colzas
en fleur mettaient de place en place une grande nappe jaune ondulante
d'où s'élevait une saine et puissante odeur, une odeur pénétrante et
douce, portée très loin par le vent. Dans les seigles déjà grands des
bluets montraient leurs petites têtes azurées que les femmes voulaient
cueillir, mais M. Rivet refusa d'arrêter. Puis parfois, un champ tout
entier semblait arrosé de sang tant les coquelicots l'avaient envahi. Et
au milieu de ces plaines colorées ainsi par les fleurs de la terre, la
carriole, qui paraissait porter elle-même un bouquet de fleurs aux
teintes plus ardentes, passait au trot du cheval blanc, disparaissait
derrière les grands arbres d'une ferme, pour reparaître au bout du
feuillage et promener de nouveau à travers les récoltes jaunes et vertes,
piquées de rouge ou de bleu, cette éclatante charretée de femmes qui
fuyait sous le soleil.
Une heure sonnait quand on arriva devant la porte du menuisier.
Elles étaient brisées de fatigue et pâles de faim, n'ayant rien pris depuis
le départ. Mme Rivet se précipita, les fit descendre l'une après l'autre,
les embrassant aussitôt qu'elles touchaient terre; et elle ne se lassait
point de bécoter sa belle-soeur, qu'elle désirait accaparer. On mangea
dans l'atelier débarrassé des établis pour le dîner du lendemain.
Une bonne omelette que suivit une andouille grillée, arrosée de bon
cidre piquant, rendit la gaieté à tout le monde. Rivet, pour trinquer,
avait pris un verre, et sa femme servait, faisait la cuisine, apportait les
plats, les enlevait, murmurant à l'oreille de chacune:--«En avez-vous à
votre désir?»--Des tas de planches dressées contre les murs et des
empilements de copeaux balayés dans les coins répandaient un parfum
de bois varlopé, une odeur de menuiserie, ce souffle résineux qui
pénètre au fond des poumons.
On réclama la petite, mais elle était à l'église, ne devant rentrer que le
soir.
La compagnie alors sortit pour faire un tour dans le pays.
C'était un tout petit village que traversait une grand'route. Une dizaine
de maisons rangées le long de cette voie unique abritaient les
commerçants de l'endroit, le boucher, l'épicier, le menuisier, le cafetier,
le savetier et le boulanger. L'église, au bout de cette sorte de rue, était
entourée d'un étroit cimetière; et quatre tilleuls démesurés, plantés
devant son portail, l'ombrageaient tout entière. Elle était bâtie en silex
taillé, sans style aucun, et coiffée d'un clocher d'ardoises. Après elle la
campagne recommençait, coupée ça et là de bouquets d'arbres cachant
les fermes.
Rivet, par cérémonie, et bien qu'en vêtements d'ouvrier, avait pris le
bras de sa soeur qu'il promenait avec majesté. Sa femme, tout émue par
la robe à filets d'or de Raphaële, s'était placée entre elle et Fernande. La
boulotte Rosa trottait derrière avec Louise Cocote et Flora Balançoire,
qui boitaillait, exténuée.
Les habitants venaient aux portes, les enfants arrêtaient leurs jeux, un
rideau soulevé laissait entrevoir une tête coiffée d'un bonnet d'indienne;
une vieille à béquille et presque aveugle se signa comme devant une
procession; et chacun suivait longtemps du regard toutes les belles
dames de la ville qui étaient venues de si loin pour la première
communion de la petite à Joseph Rivet. Une immense considération
rejaillissait sur le menuisier.
En passant devant l'église, elles entendirent des chants d'enfants: un
cantique crié vers le ciel par des petites voix aiguës; mais Madame
empêcha qu'on entrât, pour ne point troubler ces chérubins.
Après un tour dans la campagne, et l'énumération des principales
propriétés, du rendement de la terre et de la production du bétail,
Joseph Rivet ramena son troupeau de femmes et l'installa dans son
logis.
La place étant fort restreinte, on les avait réparties deux par deux dans
les pièces.
Rivet, pour cette fois, dormirait dans l'atelier, sur les copeaux; sa
femme partagerait son lit
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