La Maison Tellier | Page 5

Guy de Maupassant
à répliquer, ou jugeant peut-être
la rectification suffisante, fit un salut digne en pinçant les lèvres.
Alors le monsieur, qui se trouvait assis entre Rosa la Rosse et le vieux
paysan, se mit à cligner de l'oeil aux trois canards dont les têtes
sortaient du grand panier; puis, quand il sentit qu'il captivait déjà son
public, il commença à chatouiller ces animaux sous le bec, en leur
tenant des discours drôles pour dérider la société:--«Nous avons quitté
notre petite ma-mare! couen! couen! couen!--pour faire connaissance
avec la petite broche,--couen! couen! couen!»--Les malheureuses bêtes
tournaient le cou afin d'éviter ses caresses, faisaient des efforts affreux
pour sortir de leur prison d'osier; puis soudain toutes trois ensemble
poussèrent un lamentable cri de détresse:--Couen! couen! couen!
couen!--Alors ce fut une explosion de rires parmi les femmes. Elles se
penchaient, elles se poussaient pour voir; on s'intéressait follement aux
canards; et le monsieur redoublait de grâce, d'esprit et d'agaceries.
Rosa s'en mêla, et, se penchant par-dessus les jambes de son voisin, elle
embrassa les trois bêtes sur le nez. Aussitôt chaque femme voulut les
baiser à son tour; et le monsieur asseyait ces dames sur ses genoux, les
faisait sauter, les pinçait; tout à coup il les tutoya.
Les deux paysans, plus affolés encore que leurs volailles, roulaient des
yeux de possédés sans oser faire un mouvement, et leurs vieilles figures
plissées n'avaient pas un sourire, pas un tressaillement.
Alors le monsieur, qui était commis voyageur, offrit par farce des
bretelles à ces dames, et, s'emparant d'un de ses paquets, il l'ouvrit.
C'était une ruse, le paquet contenait des jarretières.
Il y en avait en soie bleue, en soie rose, en soie rouge, en soie violette,
en soie mauve, en soie ponceau, avec des boucles de métal formées par
deux amours enlacés et dorés. Les filles poussèrent des cris de joie,
puis examinèrent les échantillons, reprises par la gravité naturelle à
toute femme qui tripote un objet de toilette. Elles se consultaient de
l'oeil ou d'un mot chuchoté, se répondaient de même, et Madame
maniait avec envie une paire de jarretières orangées, plus larges, plus
imposantes que les autres: de vraies jarretières de patronne.
Le monsieur attendait nourrissant une idée:--«Allons, mes petites
chattes, dit-il, il faut les essayer.»--Ce fut une tempête d'exclamations;
et elles serraient leurs jupes entre leurs jambes comme si elles eussent
craint des violences. Lui, tranquille, attendait son heure. Il

déclara:--«Vous ne voulez pas, je remballe.» Puis, finement:--«J'offrirai
une paire, au choix, à celles qui feront l'essai.»--Mais elles ne voulaient
pas, très dignes, la taille redressée. Les deux Pompes cependant
semblaient si malheureuses qu'il leur renouvela la proposition. Flora
Balançoire surtout, torturée de désir, hésitait visiblement. Il la
pressa:--«Vas-y, ma fille, un peu de courage; tiens, la paire lilas, elle ira
bien avec ta toilette.» Alors elle se décida, et, relevant sa robe, montra
une forte jambe de vachère, mal serrée en un bas grossier. Le monsieur,
se baissant, accrocha la jarretière sous le genou d'abord, puis au-dessus;
et il chatouillait doucement la fille pour lui faire pousser des petits cris
avec de brusques tressaillements. Quand il eut fini, il donna la paire
lilas et demanda:--«À qui le tour?» Toutes ensemble s'écrièrent:--«À
moi! à moi!» Il commença par Rosa la Rosse; qui découvrit une chose
informe, toute ronde, sans cheville, un vrai «boudin de jambe», comme
disait Raphaële. Fernande fut complimentée par le commis voyageur
qu'enthousiasmèrent ses puissantes colonnes. Les maigres tibias de la
belle Juive eurent moins de succès. Louise Cocote, par plaisanterie,
coiffa le monsieur de sa jupe; et Madame fut obligée d'intervenir pour
arrêter cette farce inconvenante. Enfin Madame elle-même tendit sa
jambe, une belle jambe normande, grasse et musclée; et le voyageur,
surpris et ravi, ôta galamment son chapeau pour saluer ce maître mollet
en vrai chevalier français.
Les deux paysans, figés dans l'ahurissement, regardaient de côté, d'un
seul oeil; et ils ressemblaient si absolument à des poulets que l'homme
aux favoris blonds, en se relevant, leur fit dans le nez «Co-co-ri-co». Ce
qui déchaîna de nouveau un ouragan de gaîté.
Les vieux descendirent à Motteville, avec leur panier, leurs canards et
leur parapluie: et l'on entendit la femme dire à son homme en
s'éloignant:--«C'est des traînées qui s'en vont encore à ce satané Paris.»
Le plaisant commis porte-balle descendit lui-même à Rouen, après
s'être montré si grossier que Madame se vit obligée de le remettre
vertement à sa place. Elle ajouta, comme morale:--«Ça nous apprendra
à causer au premier venu.»
À Oissel, elles changèrent de train, et trouvèrent à une gare suivante M.
Joseph Rivet qui les attendait avec une grande charrette pleine de
chaises et attelée d'un cheval blanc.
Le menuisier embrassa poliment toutes ces dames et les aida à monter

dans sa carriole. Trois s'assirent sur trois chaises au fond; Raphaële,
Madame et son frère, sur
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 61
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.