La Main Gauche | Page 3

Guy de Maupassant

épais et doux comme des matelas, une femme, une fille, presque nue,
dormait, les bras croisés sur ses yeux. Son corps blanc, d'une blancheur
luisante sous le jet de lumière de la toile soulevée, m'apparut comme un

des plus parfaits échantillons de la race humaine que j'eusse vus. Les
femmes sont belles par ici, grandes, et d'une rare harmonie de traits et
de lignes.
Un peu confus, je laissai retomber le bord de la tente et je rentrai chez
moi.
J'aime les femmes! L'éclair de cette vision m'avait traversé et brûlé,
ranimant en mes veines la vieille ardeur redoutable à qui je dois d'être
ici. Il faisait chaud, c'était en juillet, et je passai presque toute la nuit à
ma fenêtre, les yeux sur la tache sombre que faisait à terre la tente de
Mohammed.
Quand il entra dans ma chambre, le lendemain, je le regardai bien en
face, et il baissa la tête comme un homme confus, coupable. Devinait-il
ce que je savais?
Je lui demandai brusquement.
--Tu es donc marié, Mohammed? Je le vis rougir, et il balbutia:
--Non, moussié!
Je le forçais à parler français et à me donner des leçons d'arabe, ce qui
produisait souvent une langue intermédiaire des plus incohérentes.
Je repris:
--Alors, pourquoi y a-t-il une femme chez toi.
Il murmura:
--Il est du Sud.
--Ah! elle est du Sud. Cela ne m'explique pas comment elle se trouve
sous ta tente.
Sans répondre à ma question, il reprit:

--Il est très joli.
--Ah! vraiment. Eh bien, une autre fois, quand tu recevras comme ça
une très jolie femme du Sud, tu auras soin de la faire entrer dans mon
gourbi et non dans le tien. Tu entends, Mohammed?
Il répondit avec un grand sérieux:
--Oui, moussié.
J'avoue que pendant toute la journée je demeurai sous l'émotion
agressive du souvenir de cette fille arabe étendue sur un tapis rouge; et,
en rentrant, à l'heure du dîner, j'eus une forte envie de traverser de
nouveau la tente de Mohammed. Durant la soirée, il fit son service
comme toujours, tournant autour de moi avec sa figure impassible, et je
faillis plusieurs fois lui demander s'il allait garder longtemps sous son
toit de poil de chameau cette demoiselle du Sud, qui était très jolie.
Vers neuf heures, toujours hanté par ce goût de la femme, qui est tenace
comme l'instinct de chasse chez les chiens, je sortis pour prendre l'air et
pour rôder un peu dans les environs du cône de toile brune à travers
laquelle j'apercevais le point brillant d'une lumière.
Puis je m'éloignai, pour n'être pas surpris par Mohammed dans les
environs de son logis.
En rentrant, une heure plus tard, je vis nettement son profil à lui, sous
sa tente. Puis ayant tiré ma clef de ma poche, je pénétrai dans le bordj
où couchaient, comme moi, mon intendant, deux laboureurs de France
et une vieille cuisinière cueillie à Alger.
Je montai mon escalier et je fus surpris en remarquant un filet de clarté
sous ma porte. Je l'ouvris, et j'aperçus en face de moi, assise sur une
chaise de paille à côté de la table où brûlait une bougie, une fille au
visage d'idole, qui semblait m'attendre avec tranquillité, parée de tous
les bibelots d'argent que les femmes du Sud portent aux jambes, aux
bras, sur la gorge et jusque sur le ventre. Ses yeux agrandis par le khol
jetaient sur moi un large regard; et quatre petits signes bleus finement

tatoués sur la chair étoilaient son front, ses joues et son menton. Ses
bras, chargés d'anneaux, reposaient sur ses cuisses que recouvrait,
tombant des épaules, une sorte de gebba de soie rouge dont elle était
vêtue.
En me voyant entrer, elle se leva et resta devant moi, debout, couverte
de ses bijoux sauvages, dans une attitude de fière soumission.
--Que fais-tu ici, lui dis-je en arabe.
--J'y suis parce qu'on m'a ordonné de venir.
--Qui te l'a ordonné?
--Mohammed.
--C'est bon. Assieds-toi.
Elle s'assit, baissa les yeux, et je demeurai devant elle, l'examinant.
La figure était étrange, régulière, fine et un peu bestiale, mais mystique
comme celle d'un Boudha. Les lèvres, fortes et colorées d'une sorte de
floraison rouge qu'on retrouvait ailleurs sur son corps, indiquaient un
léger mélange de sang noir, bien que les mains et les bras fussent d'une
blancheur irréprochable.
J'hésitais sur ce que je devais faire, troublé, tenté et confus. Pour gagner
du temps et me donner le loisir de la réflexion, je lui posai d'autres
questions, sur son origine, son arrivée dans ce pays et ses rapports avec
Mohammed. Mais elle ne répondit qu'à celles qui m'intéressaient le
moins et il me fut impossible de savoir pourquoi elle était venue, dans
quelle intention, sur quel ordre, depuis quand, ni ce qui s'était passé
entre elle et mon serviteur.
Comme j'allais lui
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