La Mère de la Marquise | Page 4

Edmond About
Lopinot venait
de temps en temps lui offrir la main d'un avoué, d'un notaire ou d'un
agent de change. Elle refusa dédaigneusement tous les partis jusqu'en
1829. Mais un beau matin elle s'aperçut qu'elle avait vingt-cinq ans
sonnés, et elle épousa subitement M. Morel, maître de forges à Arlange.
C'était un homme excellent de roturier, qu'elle aurait aimé comme un
marquis si elle avait eu le temps. Mais il mourut le 31 juillet 1830, six
mois après la naissance de sa fille. La belle veuve fut tellement outrée
de la révolution de Juillet,[14] qu'elle en oublia presque de pleurer son
mari. Les embarras de la succession et le soin des forges la retinrent à
Arlange jusqu'au choléra de 1832,[15] qui lui enleva en quelques jours
son père et sa mère. Elle revint alors à Paris, vendit le Bon saint Louis,
et acheta son hôtel de la rue Saint-Dominique, entre le comte de Preux
et la maréchale de Lens. Elle s'établit avec sa fille dans son nouveau
domicile, et ce n'est pas sans une joie secrète qu'elle se vit logée dans
un hôtel de noble apparence, entre un comte et une maréchale. Son
mobilier était plus riche que le mobilier de ses voisins, sa serre plus
grande, ses chevaux de meilleure race et ses voitures mieux suspendues.
Cependant elle aurait donné de bon coeur serre, mobilier, chevaux et
voitures pour avoir le droit de voisiner un brin. Les murs de son jardin
n'avaient pas plus de quatre mètres de haut, et, dans les soirées
tranquilles de l'été, elle entendait causer,[16] tantôt chez le comte,
tantôt chez la maréchale. Malheureusement il ne lui était pas permis de
prendre part à la conversation. Un matin, son jardinier lui apporta un
vieux cacatoès qu'il avait pris sur un arbre. Elle rougit de plaisir en
reconnaissant le perroquet de la maréchale. Elle ne voulut céder à
personne le plaisir de rendre ce bel oiseau à sa maîtresse, et, au risque
d'avoir les mains déchiquetées à coups de bec, elle le reporta elle-même.
Mais elle fut reçue par un gros intendant qui la remercia dignement sur
le pas de la porte. Quelques jours après, les enfants du comte de Preux
envoyèrent dans ses plates-bandes un ballon tout neuf. La crainte d'être
remerciée par un intendant fit qu'elle renvoya le ballon à la comtesse
par un de ses domestiques, avec une lettre fort spirituelle et de la
tournure la plus aristocratique. Ce fut le précepteur des enfants, un vrai
cuistre, qui lui répondit. La jolie veuve (elle était alors dans le plein de

sa beauté) en fut pour ses avances.[17] Elle se disait quelquefois le soir,
en rentrant chez elle: «Le sort est bien ridicule! J'ai le droit d'entrer tant
que je veux au nº 57, et il ne m'est pas permis de m'introduire pour un
quart d'heure au 59 ou au 55!» Ses seules connaissances dans le monde
du faubourg étaient quelques débiteurs de son père, auxquels elle
n'avait garde de demander de l'argent.[18] En récompense de sa
discrétion, ces honorables personnes la recevaient quelquefois le
matin.[19] À midi, elle pouvait se déshabiller: toutes ses visites étaient
faites.
[Note 13: =sans lanterne=, a reference to the story that Diogenes (see
vocabulary) once carried a lantern about the streets in the daytime
seeking for an honest man.]
[Note 14: =révolution de Juillet=, see note #4.]
[Note 15: =choléra de 1832=; Asiatic cholera did not make its
appearance in Europe until the outbreak of the general epidemic of
1830-32.]
[Note 16: =elle entendait causer=, she could hear people talking.]
[Note 17: =La jolie veuve en fut pour ses avances=, the pretty widow
had her pains for nothing.]
[Note 18: =auxquels elle n'avait garde de demander de l'argent=, whom
she had been careful not to ask for money.]
[Note 19: =avant midi=; persons of inferior social position should be
received only in the forenoon, during the tradesmen's hours.]
Le régisseur de la forge l'arracha à cette vie intolérable en la rappelant à
ses affaires. Arrivée à Arlange, elle y trouva ce qu'elle avait cherché
vainement dans tout Paris: la clef du faubourg Saint-Germain.[20] Un
de ses voisins de campagne hébergeait depuis trois mois M. le
marquis[21] de Kerpry, capitaine au 2e régiment de dragons. Le
marquis était un homme de quarante ans, mauvais officier, bon vivant,
toujours vert, assuré contre la vieillesse, et célèbre par ses dettes, ses

duels et ses fredaines. Du reste, riche de sa solde, c'est-à-dire
excessivement pauvre. «Je tiens mon marquisat!» pensa la belle Éliane.
Elle fit sa cour au marquis, et le marquis ne lui tint pas rigueur. Deux
mois plus tard il envoyait sa démission au ministère de la guerre et
conduisait à l'église la veuve de M. Morel. Conformément à la loi, le
mariage fut affiché dans la commune d'Arlange, au 10e arrondissement
de
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