La Folle Journée ou le Marriage de Figaro | Page 6

Pierre Augustin Caron de Beaumarchais
et sensible, finit par lui
pardonner: c'est ce qu'elles font toujours. Qu'a donc cette moralité de
blâmable, Messieurs?
La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends?
accueillez-en une plus sévère qui blesse vos yeux dans l'ouvrage,
quoique vous ne l'y cherchiez pas: c'est qu'un seigneur assez vicieux
pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui est subordonné,
pour se jouer, dans ses domaines, de la pudicité de toutes ses jeunes
vassales, doit finir, comme celui-ci, par être la risée de ses valets. Et
c'est ce que l'auteur a très-fortement prononcé, lorsqu'en fureur au
cinquième acte, Almaviva, croyant confondre une femme infidelle,
montre à son jardinier un cabinet en lui criant: Entres-y toi, Antonio;
conduis devant son juge l'infame qui m'a déshonoré; et que celui-ci
répond: Il y a, parguenne, une bonne Providence! Vous en avez tant fait
dans le pays, qu'il faut bien aussi qu'à votre tour!...
Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l'ouvrage; et s'il
convenait à l'auteur de démontrer aux adversaires qu'à travers sa forte
leçon il a porté la considération pour la dignité du coupable, plus loin
qu'on ne devait l'attendre de la fermeté de son pinceau, je leur ferais
remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte Almaviva se voit
toujours humilié, sans être jamais avili.
En effet, si la Comtesse usait de ruse pour aveugler sa jalousie, dans le

dessein de le trahir; devenue coupable elle-même, elle ne pourrait
mettre à ses pieds son époux, sans le dégrader à nos yeux. La vicieuse
intention de l'épouse brisant un lien respecté, l'on reprocherait
justement à l'auteur d'avoir tracé des moeurs blâmables; car nos
jugemens sur les moeurs se rapportent toujours aux femmes: on
n'estime pas assez les hommes pour tant exiger d'eux sur ce point
délicat. Mais, loin qu'elle ait ce vil projet, ce qu'il y a de mieux établi
dans l'ouvrage est que nul ne veut faire une tromperie au Comte, mais
seulement l'empêcher d'en faire à tout le monde. C'est la pureté des
motifs qui sauve ici les moyens du reproche: et de cela seul, que la
Comtesse ne veut que ramener son mari, toutes les confusions qu'il
éprouve sont certainement très-morales; aucune n'est avilissante.
Pour que cette vérité vous frappe davantage, l'auteur oppose à ce mari
peu délicat la plus vertueuse des femmes par goût et par principes.
Abandonnée d'un époux trop aimé, quand l'expose-t-on à vos regards?
dans le moment critique où sa bienveillance pour un aimable enfant,
son filleul, peut devenir un goût dangereux, si elle permet au
ressentiment qui l'appuie de prendre trop d'empire sur elle. C'est pour
faire mieux sortir l'amour vrai du devoir, que l'auteur la met un moment
aux prises avec un goût naissant qui le combat. Oh! combien on s'est
étayé de ce léger mouvement dramatique, pour nous accuser
d'indécence! On accorde à la tragédie que toutes les reines, les
princesses aient des passions bien allumées qu'elles combattent plus ou
moins; et l'on ne souffre pas que dans la comédie une femme ordinaire
puisse lutter contre la moindre faiblesse. O grande influence de l'affiche!
jugement sûr et conséquent! avec la différence du genre, on blâme ici
ce qu'on approuvait là. Et cependant en ces deux cas c'est toujours le
même principe; point de vertu sans sacrifice.
J'ose en appeler à vous, jeunes infortunées, que votre malheur attache à
des Almaviva! Distingueriez-vous toujours votre vertu de vos chagrins,
si quelqu'intérêt importun, tendant trop à les dissiper, ne vous
avertissait enfin qu'il est temps de combattre pour elle? Le chagrin de
perdre un mari n'est pas ici ce qui nous touche; un regret aussi
personnel est trop loin d'être une vertu! Ce qui nous plaît dans la

Comtesse, c'est de la voir lutter franchement contre un goût naissant
qu'elle blâme, et des ressentimens légitimes. Les efforts qu'elle fait
alors pour ramener son infidèle époux, mettant dans le plus heureux
jour les deux sacrifices pénibles de son goût et de sa colère, on n'a nul
besoin d'y penser pour applaudir à son triomphe; elle est un modèle de
vertu, l'exemple de son sexe, et l'amour du nôtre.
Si cette métaphysique de l'honnêteté des scènes, si ce principe avoué de
toute décence théâtrale n'a point frappé nos juges à la représentation,
c'est vainement que j'en étendrais ici le développement, les
conséquences; un tribunal d'iniquité n'écoute point les défenses de
l'accusé qu'il est chargé de perdre; et ma Comtesse n'est point traduite
au parlement de la nation: c'est une commission qui la juge.
On a vu la légère esquisse de son aimable caractère dans la charmante
pièce d'Heureusement. Le goût naissant que la jeune femme éprouve
pour son petit cousin l'officier, n'y parut blâmable à personne, quoique
la tournure des scènes pût laisser à penser que la soirée eût fini d'autre
manière, si l'époux
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