La Folle Journée ou le Marriage de Figaro | Page 5

Pierre Augustin Caron de Beaumarchais
le gouvernement, tous
les états de la société, les bonnes moeurs, et qu'enfin la vertu y était
opprimée, et le vice triomphant, comme de raison, ajoutait-on. Si les
graves Messieurs qui l'ont tant répété, me font l'honneur de lire cette
préface, ils y verront au moins que j'ai cité bien juste; et la bourgeoise
intégrité que je mets à mes citations, n'en fera que mieux ressortir la
noble infidélité des leurs.
Ainsi, dans le Barbier de Séville, je n'avais qu'ébranlé l'Etat; dans ce
nouvel essai, plus infâme et plus séditieux, je le renversais de fond en
comble. Il n'y avait plus rien de sacré si l'on permettait cet ouvrage. On
abusait l'autorité par les plus insidieux rapports; on cabalait auprès des
corps puissans; on alarmait les dames timorées; on me fesait des
ennemis sur le prie-dieu des oratoires: et moi, selon les hommes et les
lieux, je repoussais la basse intrigue par mon excessive patience, par la
roideur de mon respect, l'obstination de ma docilité, par la raison,
quand on voulait l'entendre.
Ce combat a duré quatre ans. Ajoutez-les aux cinq du porte-feuille; que
reste-t-il des allusions qu'on s'efforce à voir dans l'ouvrage? Hélas!
quand il fut composé, tout ce qui fleurit aujourd'hui n'avait pas même
encore germé: c'était un autre univers.
Pendant ces quatre ans de débat, je ne demandais qu'un censeur; on
m'en accorda cinq ou six. Que virent-il dans l'ouvrage, objet d'un tel
déchaînement? la plus badine des intrigues. Un grand seigneur
espagnol, amoureux d'une jeune fille qu'il veut séduire, et les efforts
que cette fiancée, celui qu'elle doit épouser, et la femme du seigneur
réunissent, pour faire échouer dans son dessein un maître absolu, que
son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout puissant pour
l'accomplir. Voilà tout, rien de plus! La pièce est sous vos yeux.

D'où naissaient donc ces cris perçans? De ce qu'au lieu de poursuivre
un seul caractère vicieux, comme le Joueur, l'Ambitieux, l'Avare ou
l'Hypocrite, ce qui ne lui eût mis sur les bras qu'une seule classe
d'ennemis, l'auteur a profité d'une composition légère, ou plutôt a formé
son plan de façon à y faire entrer la critique d'une foule d'abus qui
désolent la société. Mais comme ce n'est pas-là ce qui gâte un ouvrage
aux yeux du censeur éclairé, tous, en l'approuvant, l'ont réclamé pour le
théâtre. Il a donc fallu l'y souffrir: alors les grands du monde ont vu
jouer avec scandale,
Cette pièce où l'on peint un insolent valet Disputant sans pudeur son
épouse à son maître.
M. Gudin.
Oh! que j'ai de regret de n'avoir pas fait de ce sujet moral une tragédie
bien sanguinaire! Mettant un poignard à la main de l'époux outragé, que
je n'aurais pas nommé Figaro, dans sa jalouse fureur je lui aurais fait
noblement poignarder le puissant vicieux; et comme il aurait vengé son
honneur dans des vers quarrés, bien ronflans, et que mon jaloux, tout au
moins général d'armée, aurait eu pour rival quelque tyran bien horrible
et régnant au plus mal sur un peuple désolé; tout cela très-loin de nos
moeurs, n'aurait, je crois, blessé personne; on eût crié bravo! ouvrage
bien moral! Nous étions sauvés, moi et mon Figaro sauvage.
Mais, ne voulant qu'amuser nos Français, et non faire ruisseler les
larmes de leurs épouses, de mon coupable amant j'ai fait un jeune
seigneur de ce temps-là, prodigue, assez galant, même un peu libertin, à
peu-près comme les autres seigneurs de ce temps-là. Mais qu'oserait-on
dire au théâtre d'un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui
reprocher son trop de galanterie? N'est-ce pas-là le défaut le moins
contesté par eux-mêmes? J'en vois beaucoup d'ici rougir modestement,
(et c'est un noble effort) en convenant que j'ai raison.
Voulant donc faire le mien coupable, j'ai eu le respect généreux de ne
lui prêter aucun des vices du peuple. Direz-vous que je ne le pouvais
pas, que c'eût été blesser toutes les vraisemblances? Concluez donc en
faveur de ma pièce, puisqu'enfin je ne l'ai pas fait.

Le défaut même dont je l'accuse n'aurait produit aucun mouvement
comique, si je ne lui avais gaiement opposé l'homme le plus dégourdi
de sa nation, le véritable Figaro, qui, tout en défendant Suzanne, sa
propriété, se moque des projets de son maître, et s'indigne
très-plaisamment qu'il ose joûter de ruse avec lui, maître passé dans ce
genre d'escrime.
Ainsi, d'une lutte assez vive entre l'abus de la puissance, l'oubli des
principes, la prodigalité, l'occasion, tout ce que la séduction a de plus
entraînant; et le feu, l'esprit, les ressources que l'infériorité piquée au
jeu peut opposer à cette attaque, il naît dans ma pièce un jeu plaisant
d'intrigue, où l'époux suborneur, contrarié, lassé, harrassé, toujours
arrêté dans ses vues, est obligé trois fois dans cette journée de tomber
aux pieds de sa femme, qui, bonne, indulgente
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