La Femme Abbé | Page 5

Sylvain Maréchal
Adieu, mauvais sujet. Que de chagrins je prévois pour toutes
deux!

IX.
AGATHE À ZOÉ.
J'ai lu trois fois ta lettre, sage Zoé; je me suis interrogée de suite, et
mon coeur a répondu qu'il sera toujours digne du tien. Je puis être un
jour très-malheureuse, mais jamais capable de faire honte à Zoé. J'en ai
prononcé le voeu; je le répète tous les matins en me levant, et le soir je
m'endors avec la douce confiance que je n'ai point faussé mon serment.
Cette déclaration faite, il faut que tu aies la complaisance de lire le reste
de ma lettre. Tu seras toujours ma confidente discrète, mais jamais ma
complice, parce que jamais je n'aurai de faute grave à me reprocher.
Entends-tu bien, Zoé?
Ma bonne vieille vint me dire hier matin: «M. l'abbé de Saint-Almont
tiendra confessionnal cette après-dînée jusqu'au soir. Tous ces jours

gras, il les consacre à son ministère. Oh! il aura bien des pénitentes; car
on l'estime déjà beaucoup. Venez donc tantôt.»
Le récit de la vieille excita en moi un sentiment qui m'était inconnu
jusqu'alors. Il aura bien des pénitentes! Je répétai ces paroles avec
l'accent de la jalousie. Oui, j'irai tantôt; je veux savoir s'il est des
femmes capables de l'aimer avec autant de désintéressement que moi.
Je me trouvai donc aux environs du confessionnal, bien avant que
Saint-Almont n'y entrât. Ce qui me rassura un peu, c'est que je ne vis
que quelques femmes âgées et de très-jeunes-gens. Il ne se fit pas
attendre long-temps. Il vint en surplis fort propre. Je ne m'éloignai pas.
Il entendit plusieurs vieilles pénitentes avec beaucoup de patience. Une
d'elles en se retirant me dit: «Ma jeune demoiselle, ce confesseur est un
ange pour la douceur et la sagesse des conseils. N'en prenez point
d'autres; vous en serez contente. J'en suis enchantée; je lui enverrai mes
deux filles qui sont de votre âge.»
J'avais le désir le plus violent de me présenter à mon tour, et de me
faire entendre en confession à celui de tous les hommes qui m'inspirait
le plus de confiance. Je ne sais ce qui me retint. L'importance et la
singularité de cette démarche s'offrirent à ma pensée. D'ailleurs, je
m'étais promis de ne rien oser, sans avoir consulté mon amie. Bonne et
sage Zoé! conseille-moi donc. Me permets-tu cette nouvelle
imprudence? car tu vas sans doute qualifier ainsi le dessein que je brûle
d'exécuter. Quel mal pourras-tu trouver dans cet acte interdit aux
profanes, je le sais, mais il ne peut en résulter d'inconvénient grave;
tout au plus, une estime mieux sentie encore pour Saint-Almont. Zoé,
parle: tu es mon oracle.

X.
ZOÉ À AGATHE.
Agathe, tu me consultes, peut-être avec la ferme résolution de ne point
exécuter mes ordonnances. N'importe; j'aurai rempli mon devoir, en te

traçant les tiens. N'entre point dans le confessionnal de Saint-Almont;
n'ajoute point ce nouveau tort aux autres. Qu'irais-tu lui dire? Que tu
l'aimes? Oui! tu brûles de lui faire cet aveu, sous le voile sacré de la
confession. C'est une déclaration d'amour que tu hasarderas, fille
imprudente! J'aime à croire à l'honnêteté de Saint-Almont; et je me
repose même sur la tienne, s'il était homme à vouloir profiter de ta
faiblesse. Mais où tout cela te mènera-t-il? Je pense que le rôle qu'il me
convient de jouer dans cette affaire, est celui de spectatrice, de
confidente tout au plus, en te renvoyant à toi-même, en en appelant à
ton propre coeur, si les choses deviennent plus sérieuses. Agathe, fais
donc ce que tu voudras.

XI.
AGATHE À ZOÉ.
Tu me regardes apparemment comme une malade désespérée: tu
m'abandonnes à moi-même. Je te prends à tes propres paroles, et
j'espère que nous n'aurons pas à nous en repentir. Voici donc ce que j'ai
cru pouvoir me permettre.
Hier, je me suis présentée au confessionnal de Saint-Almont. Il y avait
foule. J'ai laissé passer les plus pressées, afin de me ménager un
entretien plus long; et le voici. Ma mémoire exacte et fidèle en
conservera toute ma vie les expressions; je te fais grâce des
préliminaires, et des formules consacrées.
AGATHE
Mon père, la confiance que vous avez déjà su inspirer à plusieurs mères
de famille, m'amène à vous. Je suis une orpheline de dix-neuf ans, que
la mère de mon père défunt veut bien accueillir; elle veille sur le
printemps de ma vie. Je soulage autant qu'il est en moi l'hiver de son
âge.
SAINT-ALMONT.

Que désirez-vous de mon ministère?
AGATHE.
Comment oserais-je...
SAINT-ALMONT.
Ma fille! vous êtes dans la saison des passions. En éprouveriez-vous
une malheureuse? Vous ne seriez pas la seule exposée aux orages du
coeur. C'est un tribut qu'il faut payer tôt ou tard.
AGATHE.
Je commence à l'éprouver.
SAINT-ALMONT.
Aimeriez-vous?
AGATHE.
Hélas!
SAINT-ALMONT.
Pour la première fois?
AGATHE.
Oui, et pour
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 26
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.