La Daniella, Vol. II. | Page 8

George Sand
questions que je lui adressais. Le pauvre homme n'est peut-être pas gourmand, mais il est affamé. Ce fut bien pis quand Tartaglia, que j'avais oublié, reparut avec un jeune esturgeon cuit au vin, et un plat d'artichauts frits dans la graisse. Il n'y eut plus moyen de tirer du moine un mot de bon sens, et, pendant plus d'une heure, il fallut me résigner à le voir engloutir ces mets, et à manger moi-même pour satisfaire Tartaglia, que je ne pouvais plus regarder comme un ennemi, et dont le dévouement méritait mieux de moi que des soup?ons et des rebuffades.
Ma situation devenait de plus en plus étrange avec ces h?tes nouveaux. Mon chagrin et mon inquiétude se heurtaient aux contrastes d'un appétit de capucin qui profitait d'une rare circonstance pour s'assouvir, et d'une servilité de valet comique dont, en ce moment, l'unique préoccupation était de me prouver ses talents culinaires.
--Mangez, mangez, Excellence, me disait-il; vous aurez du café succulent pour digérer, car la Daniella m'a dit: ?Surtout, soigne-lui son café; il n'a pas d'autre gourmandise.?
Ce détail était si bien dans les habitudes de gaterie féminine de Daniella, que je me rendis tout à fait à la sincérité de Tartaglia, attestée d'ailleurs par la confiance et l'espèce d'amitié que le capucin lui témoignait. Il me restait bien une épine dans le coeur, en songeant que cette amitié était réelle et sérieuse chez Daniella, et je me sentais profondément humilié, non pas d'accepter les services de cet homme (je pouvais les payer un jour), mais de le voir immiscé dans les secrets de coeur de Daniella, et comme initié aux mystères de mon bonheur.
Je ne pus me retenir d'en témoigner quelque chose à frère Cyprien.
--Vous n'étiez donc pas là quand elle a fait cette chute? lui demandai-je pendant que Tartaglia allait chercher le café.
--Eh! vraiment, non, dit-il; mais, quand même j'y aurais été, ce n'est ni moi, ni Olivia, ni ma soeur Mariuccia qui aurions pu nous charger de veiller sur vous et de vous empêcher de mourir de faim. Ces deux femmes sont trop surveillées dans ce moment-ci; et, quant à moi, je suis un pauvre homme trop assujetti à la règle de son ordre. Croyez-moi, Tartaglia est l'ami qu'il vous fallait, et il ne sera jamais arrêté en venant vous voir, lui!
--Ah! ah! et pourquoi cela?
--Je ne sais pas, mais c'est ainsi. Tout le monde le conna?t, et il est bien avec tout le monde.
--Même avec la police?
--Eh! chi lo sa! répondit le moine, du même ton que prenait sa soeur Mariuccia quand elle voulait dire: ?Ne m'en demandez pas davantage, je ne veux pas le savoir.?
Tout en prenant le café, j'essayai de me distraire de mes préoccupations en faisant la conversation avec ce moine. Je fus surpris de sa nullité et même de sa stupidité. D'après les avertissements qu'il avait su donner à sa famille à propos de moi, et d'après la visite généreuse qu'il me faisait en ce moment, je devais le croire pénétrant, hardi et actif. Rien de tout cela! Il est ignorant, timide et paresseux. En outre, il est dépourvu de toute notion, même élémentaire, sur quoi que ce soit au monde, et complètement abruti par la règle de son ordre et par la mendicité. C'est pourtant une bonne et douce créature, qui n'a conservé de facultés aimantes que pour sa soeur et pour sa nièce, et qui, malgré la sincérité de sa dévotion, manquera tant qu'elles voudront à l'esprit de corps monastique pour les servir et les obliger; mais son ineptie doit rendre son assistance à peu près nulle. Sa cervelle est une tête de pavot percée de trous, par où, depuis longtemps, le vent a fait tomber toute la graine. Il n'a ni ordre dans les idées, ni mémoire, ni lucidité sur aucun sujet. Il sait à peine le nom, l'age et la profession des êtres avec lesquels il se trouve en relations fréquentes, et quand, par hasard, il s'en souvient, il en est si enchanté qu'il répète son dire cinq ou six fois avec une complaisance hébétée. Quant à la nature qui l'environne et dont il vante, à tout propos, la beauté et la fertilité par un phrase banale stéréotypée, il les voit à travers un crêpe, et ne distinguerait pas, j'en réponds un chardon d'avec une rose. Rien de particulier ne frappe cette organisation émoussée, très-inférieure à celle du paysan le plus fiévreux et le plus indolent de la Campagne de Rome. En fait de religion, il est impossible de savoir s'il a la notion de Dieu à quelque degré que ce soit. Il parle chapelle, reliques, cierges, offices et chapelet; mais je ne crois pas qu'au-dessus du matériel du culte, il ait une idée, un sentiment religieux quelconques.
Quant à la société religieuse et politique de son pays, ce sont lettres closes
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