ces ruines. Pourtant j'en ai découvert dans un nid dans la rocaille de la fontaine qui est au bout du parterre, et je les ménage religieusement; j'en sais le compte.
Cette fontaine, la seule qui ait conservé de l'eau vive dans l'intérieur du chateau, est l'objet divertissant de mon enclos. Elle est placée sur une sorte de théatre où l'on monte par un perron à bas reliefs de mosa?ques représentant des dragons, et surmonté de vases ventrus, qui nourrissent une végétation de plantes sauvages assez semblables à des artichauts. Ces vilaines plantes sont tout à fait en harmonie avec ces vilains pots. La fontaine est une grande coupe posée sur un gros piédestal et garnie des mêmes gros vases de marbre blanc. Un lit d'herbes aquatiques surmontées de petites étoiles blanches d'une fra?cheur exquise, s'est installé au fond de cette vasque, qui occupe le milieu d'une espèce de proscénium d'un faux go?t antique. Tout autour sont des niches vides de leurs personnages mythologiques et dans l'une desquelles l'eau arrive du dehors et remplit un bassin assez vaste, au ras du pavé de mosa?que. Car tout est marbre précieux dans cette futile décoration, et les échantillons de lapis, de porphyre, de jaspe, de vert et de rouge antiques craquent partout sous les pieds. Il y en a, près de la porte, un grand tas destiné à sabler le stradone, et sur ce tas dans un coin du mur, la tête à moitié cachée par les bardanes et les chardons, g?t une pauvre bacchante rococo couronnée de raisins. Elle est là, avec son rire pétrifié sur une bouche en coeur, étalant au soleil ses seins nus, tandis que ses jambes, plantées debout à c?té d'elle, semblent attendre qu'elle se relève.
Je go?te dans cette captivité, dans cette solitude absolue, des plaisirs que je ne connaissais pas. Ce matin, je regardais au-dessous de moi, par les balustrades de ma terrasse, les enfants de la ferme jouer sur la grande terrasse aux girouettes (le _terrazzone_), dont l'enceinte ne fait pas partie de mon domaine. J'écoutais leurs discours, et je me plaisais à l'emphase toute romaine avec laquelle un petit gar?on maigre à figure de singe racontait qu'une fois en sa vie il avait mangé le cioccolata chez le curé de Monte-Porzio. L'histoire de ce chocolat ne finissait pas, et, pour en raviver le doux souvenir, il invitait ses camarades à en prendre fictivement dans des coquilles que l'on arrangeait en _d?nette_ sur une grande ardoise. Il imitait alors les manières accortes et majestueuses du curé, et pendant une grande heure, au milieu d'un bavardage impossible à suivre, j'entendais le mot de cioccolata revenir avec une intonation de volupté indéfinissable, les autres marmots savourant, en imagination, cette ambroisie inconnue, vantée par leur camarade.
Je me rappelai que j'avais quelques tablettes de chocolat apportées par Daniella, et il me fallut un grand effort de prudence pour ne pas les leur jeter à travers les balustres. Quelle e?t été leur surprise et leur joie de voir tomber à leur pieds cette tuile précieuse, envoyée, certes, par la fée de girouettes! Je crois que j'allais succomber à la tentation, lorsqu'une jeune femme, que je crois être la femme de Felipone, arriva et les gronda beaucoup d'être si près du chateau, exposés, disait-elle, à recevoir sur la tête les pierres et les ardoises qui pleuvaient incessamment. Cette crainte m'étonna un peu, car, de ce c?té-là, rien ne s'écroule quand le temps est calme, et l'empressement qu'elle mit à emmener sa marmaille me f?t penser qu'elle me savait là, et qu'elle protégeait le mystère qui m'abrite. Pourtant Daniella assure qu'elle ne peut se douter de ma présence.
J'ai compris, en voyant partir ces enfants qui m'amusaient, les joies mélancoliques des prisonniers, le besoin d'entendre le son de la voix humaine et de contempler les ébats des êtres libres; mais j'ai compris cela seulement par la réflexion, car je suis le captif le plus docile et le plus satisfait qui existe. Je resterais certes ici toute ma vie avec joie dans les conditions où je m'y trouve. La pensée que Daniella doit infailliblement arriver à une heure fixe fait pour moi de l'isolement une volupté perpétuelle. Je suis là du matin au soir, dans l'attente d'un rendez-vous d'amour, dont je savoure le souvenir en même temps que l'espérance. Ma passion a ses heures de profond recueillement. C'est comme une idée religieuse méditée dans la solennité d'une vie d'anachorète.
J'écoute aussi avec plaisir des paroles lointaines que m'apportent les bouffées du vent, et j'aime à interpréter les situations auxquelles ces lambeaux de conversation peuvent se rapporter. Le chemin des Camaldules à Frascati passe très-près d'ici, et j'entends les bouviers crier après leurs boeufs, et les paysans s'entretenir ensemble à voix haute sur leurs chars à quatre roues. C'est, chaque fois, un petit événement pour moi, car ces
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