La Daniella, Vol. I. | Page 7

George Sand
avoir. Il faudra pourtant songer à apprendre assez pour faire au moins de cette peinture un petit métier; car, avec tes mille francs de rente...
--Douze cents francs! Mon revenu capitalisé depuis dix ans par mon oncle, a porté mon revenu à ce chiffre respectable de cent francs par mois. Mais je me suis bien aper?u, depuis que je vis à Paris, que, par le temps qui court, il est impossible de mener avec cela la vie de loisir et de liberté. Il faudrait le double et beaucoup d'ordre. La question est d'acquérir l'un et de me procurer l'autre, non pas pour mener cette vie de fils de famille que je ne convoite pas, mais pour payer le matériel de mon apprentissage, qui est dispendieux, je le sais.
--Que feras-tu donc, je ne dis pas pour avoir une rigoureuse économie, cela dépend de toi, mais pour gagner cent francs par mois, en sus de ta rente, sans renoncer à la peinture, qui, pendant trois ou quatre ans au moins, ne te rapportera rien et te co?tera beaucoup?
--Je ne sais pas, je chercherai! Si j'ai besoin de votre conseil et de votre recommandation, je viendrai vous les demander.
Deux mois après, Jean Valreg était violon dans l'orchestre d'un petit théatre lyrique. Il était bon musicien et jouait assez bien pour faire convenablement sa partie. Il ne s'était jamais vanté de ce talent, que nous ne lui supposions pas.
--J'ai pris ce parti sans consulter personne, me dit-il; on e?t essayé de m'en détourner; et vous-même...
--Je t'eusse dit ce qui doit être vrai: c'est qu'avec les répétitions du matin et les représentations du soir, il ne te reste guère de temps pour étudier la peinture. Mais peut-être as-tu renoncé à la peinture? peut-être préfères-tu maintenant la musique?
--Non, dit-il, je préfère toujours la peinture.
--Mais où diable avais-tu appris la musique?
--Cela s'apprend tout seul, avec de la patience! J'en ai beaucoup!
--Pourquoi ne pas te perfectionner dans cet art-là, puisque tu as un si bon commencement?
--La musique met trop l'individu en vue du public. Perdu dans mon orchestre, je n'attirerai jamais l'attention de personne; mais, le jour où je serais un virtuose distingué, il faudrait me produire et me montrer; cela me gênerait. Il me faut un état qui me laisse libre de ma personne. Si je fais de la mauvaise peinture, on ne me sifflera pas pour cela. Si j'en fais d'excellente, on ne m'applaudira pas quand je passerai dans la rue; tandis que le virtuose est toujours sur un pilori ou sur un piédestal. C'est une situation hors nature, et qu'il faut avoir acceptée de la destinée comme une fatalité, ou de la Providence comme un devoir, pour n'y pas devenir fou.
--Enfin, tu as du temps de reste pour l'atelier?
--Peu, mais j'en ai. Mon apprentissage durera plus longtemps que si j'avais toutes mes heures disponibles; mais il est possible maintenant; tandis que, sans cette ressource de mon violon, il ne l'était pas du tout. J'aurais pu, il est vrai, disposer de mon capital, sauf à n'avoir pas un morceau de pain et pas de talent dans trois ou quatre ans d'ici; mais, si je parlais à mon oncle de lui retirer la gestion de cette belle fortune, il me donnerait sa malédiction et me croirait perdu. J'aurai donc de l'ordre bon gré mal gré; c'est-à-dire que je me contenterai de manger mon superbe revenu. Donc, tout est bien ainsi. L'état que je fais ne m'ennuie pas trop. Je racle mon violon tous les soirs comme une machine bien graissée, tout en pensant à autre chose. Je suis l'amant d'une petite comparse assez jolie, bête comme une oie et tant à fait dépourvue de coeur. C'est si facile d'avoir affaire à des femmes de cette espèce, que je ne m'inquiète pas d'être trahi ou abandonné par celle-là. J'en retrouverais, le lendemain une autre, qui ne vaudrait ni plus ni moins. Ma vie est occupée, et, si elle est un peu assujettie, je m'en console en me disant que je travaille pour conquérir ma liberté. C'est quelquefois un peu pénible, et il n'est pas bien certain que je n'eusse pas pris le chemin le plus s?r et le plus court en m'établissant dans mon village, et en épousant quelque belle dindonnière qui m'e?t doucement abruti, en me faisant porter des habits rapiécés et des marmots à joues pendantes. Mais j'ai voulu vivre par l'esprit et je n'ai pas le droit de me plaindre.
Je fis un voyage, et, au bout de deux ans, je retrouvai Jean Valreg à Paris dans une situation analogue. Il s'était lassé de l'orchestre; mais il avait trouvé des écritures à faire chez lui, le soir, et des le?ons de musique à donner dans une pension, deux fois par semaine, il gagnait donc toujours une centaine de francs par mois, et continuait à étudier la peinture.
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