dont je me plains précisément! Elle ne se soucie plus du royaume du ciel, c'est-à-dire de la vie de sentiment. Elle a des entrailles de fer et de cuivre comme une machine. La grande parole, l'_homme ne vit pas seulement de pain_, est vide de sens pour elle et pour la jeune génération, qu'elle élève dans le matérialisme des intérêts et l'athéisme du coeur. Pour moi qui suis né contemplatif, je me sens isolé, perdu, dépouillé au sein de ce travail, où je n'ai rien à recueillir; car je n'ai pas tous ces besoins de bien-être que tant de millions de bras s'acharnent à satisfaire. Je n'ai ni plus faim ni plus soif qu'il ne convient à un homme ordinaire, et je ne vois pas la nécessité d'augmenter ma fortune pour jouir d'un luxe dont je ne saurais absolument que faire. Je demanderais tout simplement un peu d'aise morale et de jouissance intellectuelle, un peu d'amour et d'honneur; et ce sont là des choses dont le genre humain n'a plus l'air de se soucier. Croyez-vous donc que tous ces grands frais de savoir, d'invention et d'activité par lesquels le présent montre sa richesse et manifeste sa puissance, le rendront plus heureux et plus fort? Moi, j'en doute. Je ne vois pas la vraie civilisation dans le progrès des machines et dans la découverte des procédés. Le jour où j'apprendrais que toute chaumière est devenue un palais, je plaindrais la race humaine si ce palais n'abritait que des coeurs de pierre.
--Tu as raison, et tu as tort. Si tu prends le palais rempli de vices et de lachetés pour le but du travail humain, je suis de ton avis; mais, si tu vois le bien-être général comme un chemin nécessaire pour arriver à la santé intellectuelle et à l'éclosion des grandes vérités morales, tu ne maudiras plus cette fièvre de progrès matériel qui tend à délivrer l'homme des antiques servitudes de l'ignorance et de la misère. Pour être sage, tu devrais conclure ceci: que les idées ne peuvent pas plus se passer des faits que les faits des idées. L'idéal serait sans doute de faire marcher simultanément les moyens et le but; mais nous n'en sommes pas là, et tu te plains d'être né cent ans trop t?t. J'avoue que j'ai eu souvent envie de m'en plaindre aussi pour mon compte; mais ce sont là des désespoirs trop sublimes dont nous n'avons pas le droit d'entretenir nos semblables, sous peine d'être fort ridicules.
--J'en conviens, dit Jean Valreg après avoir un peu rêvé. Je suis un plus grand ambitieux que ces vulgaires ambitieux que j'accuse. Mais il faut conclure. Je ne me sens pas né industriel, je n'entends rien aux affaires. Les sciences exactes ne m'attirent pas. Je n'ai pas été à même de faire des études classiques. Je suis un rêveur; donc, je suis un artiste ou un po?te. C'est de ma vocation que je veux vous parler; car, vous le voyez, je suis fixé.
?J'ignore si j'ai des dispositions pour un art quelconque; il y en a un pour lequel j'ai de l'amour. C'est la peinture. Je vous raconterai plus tard comment ce go?t m'est venu, si cela vous intéresse. Mais cela ne prouvera rien; je n'ai peut-être pas la moindre aptitude, et, dans tous les cas, je suis d'une ignorance primitive, absolue. Je vais essayer d'apprendre ce qui peut être enseigné. J'irai dans l'atelier de quelque ma?tre. Je me ferai d'abord esclave du métier, et, quand j'en tiendrai un peu les procédés, je lacherai la bride à mes instincts. Alors, vous me jugerez, et, si j'ai quelque talent, je ferai des efforts pour en avoir davantage. Sinon, j'accepterai ma nullité avec une résignation complète, et peut-être avec une certaine joie.
--A?e! m'écriai-je, voici le fond de paresse ou d'apathie qui repara?t.
--Vous croyez?
--Oui! pourquoi se réjouir d'être nul?
--Parce qu'il me semble que le talent impose des devoirs immenses, et que j'aurais plut?t le go?t des humbles devoirs. C'est si peu la paresse qui me conseille, que, si je trouvais à m'employer honorablement au service d'une grande intelligence, je me sentirais fort heureux d'avoir à jouir de sa gloire sans en porter le fardeau. Avoir tout juste assez d'ame pour savourer la grandeur des autres, pour la sentir vivre au dedans de soi, sans être forcé par la nature à la manifester avec éclat, c'est un état délicieux que j'ambitionne; c'est mon rêve de douce médiocrité que je caresse: la médiocrité de condition, avec l'élévation du coeur et de la pensée, l'expansion dans l'intimité, la foi à quelque chose d'immortel et à quelqu'un de vivant. Suis-je donc si coupable à vos yeux, de vouloir apprendre pour comprendre, et de ne rien désirer de plus?
--A la bonne heure! Essaye! Je ne crois pas que cette modestie t'empêche d'acquérir du talent, si tu dois en
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