La Cour de Louis XIV | Page 3

Imbert de Saint-Amand
de ces captives en pleurs. L'Espagne, c'est le lion blessé; l'Allemagne, c'est cet aigle précipité dans la poussière.
Tout en regardant avec mélancolie ces éblouissantes et fastueuses peintures, je me rappelais ces paroles de Massillon: ?Que nous reste-t-il de ces grands noms qui ont autrefois joué un r?le si brillant dans l'univers? On sait ce qu'ils ont été pendant ce petit intervalle qu'a duré leur éclat; mais qui sait ce qu'ils sont dans la région éternelle des morts??
L'esprit plein de ces pensées, je descendais l'escalier de marbre, cet escalier au haut duquel Louis XIV attendait le grand Condé, qui, affaibli par l'age et les blessures, ne montait que lentement:
?Mon cousin, lui dit le monarque, ne vous pressez pas. On ne peut pas monter très vite quand on est chargé, comme vous, de tant de lauriers.?
Le soir, je voulais encore revoir la statue du Grand Roi, dont le souvenir m'avait si vivement impressionné pendant toute la durée du jour. La nuit était sereine. Sa beauté douce et recueillie contrastait doublement avec les fureurs et les agitations des hommes. Son silence était interrompu par le bruit de l'artillerie fratricide, qui tonnait dans le lointain. C'est en l'honneur de Louis XIV que les sentinelles semblaient monter la garde sur cette place, où il avait si souvent passé la revue de ses troupes. A la lueur des étoiles, je contemplais la statue majestueuse de celui qui fut plus qu'un roi. Sur son cheval colossal, il m'apparaissait comme la personnification glorieuse du droit qu'on a qualifié de divin.
Républicaine ou monarchique, la France ne doit rien renier d'un tel passé. L'histoire d'un pareil souverain ne saurait que lui inspirer des idées hautes, des sentiments dignes d'elle et de lui. Il lutta jusqu'au bout contre les puissances coalisées, et quand on pronon?ait en Europe ce mot unique: le roi, chacun savait de quel monarque il s'agissait. Ah! cette statue est bien l'image de l'homme habitué à vaincre, à dominer et à régner, du potentat qui triomphait de la rébellion avec un regard mieux que Richelieu avec la hache.
Laissons les coryphées de l'école révolutionnaire chercher en vain à dégrader ce bronze impérissable. La boue qu'ils voudraient jeter au monument n'atteindra pas même le piédestal. Dans cette nuit où les canons de la Commune répondaient à ceux du Mont-Valérien, la statue me semblait plus imposante que jamais. On e?t dit qu'elle s'animait, comme celle du Commandeur. Le geste avait quelque chose de plus fier et de plus impérieux que dans les époques moins troublées. Son baton de commandement à la main, le Grand Roi, dont le regard est tourné du c?té de Paris, semblait dire à la ville insurgée, comme le convive de marbre à don Juan: ?Repens-toi.?
III
La profonde impression que Versailles m'avait produite pendant les jours de la Commune est loin de s'être affaiblie depuis ce moment. Des circonstances bien imprévues ont fait occuper les appartements de la reine par la direction politique du ministère des Affaires étrangères. Ma modeste table de travail a été, une année, placée au bout de la salle du Grand-Couvert, en face du tableau qui représente le doge Imperiali s'humiliant devant Louis XIV, et j'ai eu le temps de réfléchir sur les péripéties étranges, sur les caprices du sort, par suite desquels les employés du ministère dont je fais partie étaient, pour ainsi dire, campés au milieu de ces salles légendaires.
Les cinq pièces qui composent l'appartement de la reine ont toutes une importance historique. A chacune se rattachent les plus curieux souvenirs. Vous montez l'escalier de marbre. A droite est la salle des gardes de la reine. C'est là que, le 6 octobre 1789, à 6 heures du matin, les gardes du corps, victimes de la fureur populaire, défendirent avec tant de courage, contre une bande d'assassins, l'entrée de l'appartement de Marie-Antoinette. La salle suivante est celle du Grand-Couvert. C'est là que les reines d?naient solennellement, en compagnie des rois; ces festins d'apparat avaient lieu plusieurs fois par semaine, et le peuple était admis à les contempler. Non seulement comme reine, mais déjà comme dauphine, Marie-Antoinette se soumit à cette bizarre coutume. ?Le dauphin d?nait avec elle, nous dit Mme Campan dans ses Mémoires, et chaque ménage de la famille royale avait tous les jours son d?ner public. Les huissiers laissaient entrer tous les gens proprement mis. Ce spectacle faisait le bonheur des provinciaux. A l'heure des d?ners, on ne rencontrait dans les escaliers que de braves gens qui, après avoir vu la dauphine manger sa soupe, allaient voir les princes manger leur bouilli et qui couraient ensuite, à perte d'haleine, pour aller voir Mesdames manger leur dessert.?
Après la salle du Grand-Couvert est le salon de la Reine. Le cercle de la souveraine se tenait dans cette pièce, où l'on faisait les présentations. Son siège était placé au fond de la salle, sur une
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