ici.... Je parie
qu'ils n'ont pas dîné. C'est clair. Nous les aurions bien vus sortir pour
aller à l'hôtel.... Ah! par exemple, ça me ferait plaisir de savoir où ils
ont pu manger.
Rose, depuis un instant, rôdait dans la salle à manger, attendant que ses
maîtres allassent se coucher, pour fermer les portes et les fenêtres.
--Moi je le sais où ils ont mangé, dit-elle.
Et comme Mouret se tournait vivement:
--Oui, j'étais remontée pour voir s'ils ne manquait de rien. N'entendant
pas de bruit, je n'ai point osé frapper; j'ai regardé par la serrure.
--Mais c'est mal, très-mal, interrompit Marthe sévèrement. Vous savez
bien, Rose, que je n'aime point cela.
--Laisse donc, laisse donc! s'écria Mouret, qui, dans d'autres
circonstances, se serait emporté contre la curieuse. Vous avez regardé
par la serrure?
--Oui, monsieur, c'était pour le bien.
--Évidemment.... Qu'est-ce qu'ils faisaient?
--Eh bien! donc, monsieur, ils mangeaient.... Je les ai vus qui
mangeaient sur le coin du lit de sangle. La vieille avait étalé une
serviette. Chaque fois qu'ils se servaient du vin, ils recouchaient le litre
bouché contre l'oreiller.
--Mais que mangeaient-ils?
--Je ne sais pas au juste, monsieur. Ça m'a paru un reste de pâté, dans
un journal. Ils avaient aussi des pommes, des petites pommes de rien du
tout.
--Et ils causaient, n'est-ce pas? Vous avez entendu ce qu'ils disaient?
--Non, monsieur, ils ne causaient pas.... Je suis restée un bon quart
d'heure à les regarder. Ils ne disaient rien, pas ça, tenez! Ils mangeaient,
ils mangeaient! Marthe s'était levée, réveillant Désirée, faisant mine de
monter; la curiosité de son mari la blessait. Celui-ci se décida enfin à se
lever également; tandis que la vieille Rose, qui était dévote, continuait
d'une voix plus basse:
--Le pauvre cher homme devait avoir joliment faim.... Sa mère lui
passait les plus gros morceaux et le regardait avaler avec un plaisir....
Enfin, il va dormir dans des draps bien blancs. A moins que l'odeur des
fruits ne l'incommode. C'est que ça ne sent pas bon dans la chambre;
vous savez, cette odeur aigre des poires et des pommes. Et pas un
meuble, rien que le lit dans un coin. Moi, j'aurais peur, je garderais la
lumière toute la nuit.
Mouret avait pris son bougoir. Il resta un instant debout devant Rose,
résumant la soirée dans ce mot de bourgeois tiré de ses idées
accoutumées:
--C'est extraordinaire.
Puis, il rejoignit sa femme au pied de l'escalier. Elle était couchée, elle
dormait déjà, qu'il écoutait encore les bruits légers qui venaient de
l'étage supérieur. La chambre de l'abbé était juste au-dessus de la sienne.
Il l'entendit ouvrir doucement la fenêtre, ce qui l'intrigua beaucoup. Il
leva la tête de l'oreiller, luttant désespérément contre le sommeil,
voulant savoir combien de temps le prêtre resterait à la fenêtre. Mais le
sommeil fut le plus fort; Mouret ronflait à poings fermés, avant d'avoir
pu saisir de nouveau le sourd grincement de l'espagnolette.
En haut, à la fenêtre, l'abbé Faujas, tète nue, regardait la nuit noire. Il
demeura longtemps là, heureux d'être enfin seul, s'absorbant dans ces
pensées qui lui mettaient tant de dureté au front. Sous lui, il sentait le
sommeil tranquille de cette maison où il était depuis quelques heures,
l'haleine pure des enfants, le souffle honnête de Marthe, la respiration
grosse et régulière de Mouret. Et il y avait un mépris dans le
redressement, de son cou de lutteur, tandis qu'il levait la tête comme
pour voir au loin, jusqu'au fond de la petite ville endormie. Les grands
arbres du jardin de la sous-préfecture faisaient une masse sombre, les
poiriers de M. Rastoil allongeaient des membres maigres et tordus; puis,
ce n'était plus qu'une mer de ténèbres, un néant, dont pas un bruit ne
montait. La ville avait une innocence de fille au berceau.
L'abbé Faujas tendit les bras d'un air de défi ironique, comme s'il
voulait prendre Plassans pour l'étouffer d'un effort contre sa poitrine
robuste. Il murmura:
--Et ces imbéciles qui souriaient, ce soir, en me voyant traverser leurs
rues!
III
Le lendemain, Mouret passa la matinée à épier son nouveau locataire.
Cet espionnage allait emplir les heures vides qu'il passait au logis à
tatillonner, à ranger les objets qui traînaient, à chercher des querelles à
sa femme et à ses enfants. Désormais, il aurait une occupation, un
amusement, qui le tirerait de sa vie de tous les jours. Il n'aimait pas les
curés, comme il le disait, et le premier prêtre qui tombait dans son
existence l'intéressait à un point extraordinaire. Ce prêtre apportait chez
lui une odeur mystérieuse, un inconnu presque inquiétant. Bien qu'il fît
l'esprit fort, qu'il se déclarât voltairien, il avait en face de l'abbé tout un
étonnement, un frisson de bourgeois, où perçait une pointe de curiosité
gaillarde.
Pas un bruit ne venait du second étage.
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